Dans l'ombre des Lumières
d’imaginer la tournure que prendraient les événements.
La situation, il est vrai, s’était rapidement détériorée. Ces vingt-quatre mois avaient été jalonnés de réformes décisives, mais aussi de désordres, d’émeutes, d’exécutions sommaires. Il y avait surtout eu cet immense séisme politique : la fuite du roi, puis son arrestation à Varennes. Un sentiment de panique s’était emparé du pays ; on avait craint de voir les ennemis fondre sur la patrie ; les premiers bataillons de volontaires s’étaient précipités vers la frontière. La lame froide du couperet se rapprochait, non pas lentement, mais par saccades.
L’enthousiasme révolutionnaire d’Antoine ne s’était pourtant pas attiédi. Avec le temps, il s’était seulement éloigné des patriotes exagérés . En deux ans, il avait entendu tant de discours haineux et de déclamations, qu’il en était écœuré. Les appels au meurtre et à l’insubordination, enfin tous ces cris que l’on décorait du nom de patriotisme, avaient fini par l’exaspérer. Son service au sein de la garde nationale n’était pas étranger à cette lassitude. Combien de fois n’avait-il pas dû pister les contrebandiers aux barrières, surveiller les approvisionnements de grains ou contenir l’agitation de la foule pour éviter une nouvelle pendaison à la lanterne ? Un jour, sur les Champs-Élysées, on avait même failli en venir aux mains avec les troupes soldées dont deux cents membres avaient été finalement désarmés et conduits en prison. Une autre fois, il avait fallu calmer des centaines d’imbéciles qui s’étaient mis en tête de détruire le donjon de Vincennes. Mais le pire avait été l’atroce journée du 17 juillet 1791 quand, sous les ordres de La Fayette, la garde nationale avait tiré sur le peuple assemblé au Champs-de-Mars. Les Parisiens, il est vrai, avaient massacré deux hommes qui s’étaient cachés pour regarder sous les jupons des femmes. Mais rien n’avait été aussi difficile pour Antoine que d’apprendre cet événement-là. On avait levé le drapeau rouge de la loi martiale, sorti le sabre du fourreau, mis le fusil en joue, avant d’ouvrir le feu sur cette foule qui réclamait la déchéance du roi. Antoine, qui par chance n’était pas de service, avait tout de suite compris que quelque chose s’était irrémédiablement brisé, qu’une frontière infranchissable séparait désormais les patriotes. Et il avait senti flotter dans l’air un relent de guerre civile.
La Constitution lui avait apporté un grand soulagement. Comme beaucoup de citoyens, il vénérait ces nouvelles Tables de la Loi ainsi que l’ouvrage monumental réalisé par la Constituante. Celle-ci avait toutefois inoculé au pays un poison mortel, la dissension religieuse. Certaines mesures prises par la Législative, empirées par la faiblesse du roi, avaient encore aggravé la fracture. En désespoir de cause, certains avaient eu l’idée funeste de faire la guerre. Les ennemis de la Révolution croyaient se débarrasser ainsi du nouveau régime, tandis que des patriotes, comme les Girondins, espéraient dévoiler les trahisons de la Cour et retremper l’unité nationale dans le sang. La guerre était devenue le seul exutoire d’une France jeune, bouillonnante et de plus en plus divisée.
Antoine avait entendu aux Jacobins les discours de ces matamores, leurs forfanteries guerrières, leurs belliqueuses fanfaronnades. Lorsqu’il songeait aujourd’hui à cette incontinence verbale, il était partagé entre l’ironie et la colère. Toutes ces diatribes grandiloquentes, toute cette emphase truffée de mièvreries antiques et de doucereuses sottises, s’étaient déjà engluées dans la boue du champ de bataille. D’un côté, la pureté idéale des mots, l’effet de style, de l’autre, la nudité sordide des premiers cadavres. Antoine se souvenait de ce jeune hussard auquel il manquait la moitié du visage et qu’il avait vu couché au bord d’un chemin. Il n’avait plus pensé alors à la bravoure de Léonidas arrêtant les Perses aux Thermopyles. Il avait seulement senti cette puanteur insupportable, celle d’un corps qui gît dans la fange, putréfié, mutilé, désarticulé de manière obscène.
Mais pourquoi mentir ? Il y avait cru lui-même. Il n’avait pas apprécié les discours que Billaud-Varenne, puis Robespierre, avaient prononcés contre la guerre, affirmant qu’il fallait éliminer les ennemis de
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