Dans l'ombre des Lumières
qu’au cours de cette farce tragique, certains patriotes s’étaient vaillamment battus. Et puis, on avait pris Courtrai aux Autrichiens sous les ordres de Luckner. Ce diable d’Allemand avait même été l’un des premiers à entrer dans la ville, rétorquant aux officiers qui s’inquiétaient pour sa vie, que les balles épargnaient les braves gens. Mais cela n’avait pas effacé le sentiment d’infamie qui pesait sur l’armée. Puis la honte s’était diluée dans le quotidien avec une note d’amertume comme le vinaigre se dilue dans le vin. Antoine avait alors découvert l’autre visage de la guerre, sans doute le plus ordinaire, non pas la grande boucherie, mais l’épuisement, la faim, la pluie, les chevauchées incessantes, les petites escarmouches sans gloire et, enfin, l’ennui.
Voilà pourquoi, ce jour-là, affalé dans sa voiture, l’esprit vagabond et les yeux cernés, il considérait avec un certain détachement la colonne qui s’ébranlait en direction de Valenciennes.
II
Antoine se rapprochait de la capitale ; il venait de dépasser Compiègne. Il était pressé d’embrasser sa femme, de sentir sa chaleur. Pouvoir dormir dans un lit, manger à sa faim, ne plus vivre à la belle étoile ou sous une tente humide… Il avait d’autant plus hâte de rentrer qu’il savait que Paris était au bord de l’insurrection. L’éviction du roi se préparait au grand jour. On parlait de réunir une Convention, de proclamer la République. La section de Mauconseil avait même déclaré déchu celui que le petit peuple appelait désormais le gros cochon ou Louis-le-Traître. Antoine sentait confusément approcher l’heure de Danton, de Marat et de Robespierre. Mais que se passerait-il au juste ? Une violente répression, une guerre civile ? Il fallait évaluer la situation sur place et mettre sa femme en sûreté. Ensuite, advienne que pourra.
Il songea à Virlojeux. Contrairement à lui, le journaliste s’était rapproché des radicaux. Il ignorait cependant à quel point l’ancien serviteur du duc d’Orléans s’était acoquiné avec l’aile gauche des Jacobins. Il ne l’avait pas revu depuis le mois de janvier et, en temps de révolution, six mois passent comme six ans. Pour le reste, il avait lu les gazettes au camp de Maulde. Il avait appris que Marat voulait faire massacrer tous les généraux de l’armée et que les tentatives de La Fayette pour museler les clubs avaient piteusement échoué. Il savait qu’en juin, une foule de sans-culottes avait envahi les Tuileries, menaçant le roi, le forçant à boire au goulot la bouteille que lui tendait un ivrogne ; il avait lu que le dernier des Bourbons avait bu sous les rires gras et les injures de la populace. Mais cette fois, Louis XVI avait résisté, avec ce courage passif qui lui était propre, refusant de revenir sur le veto qu’il avait opposé à la formation d’un camp de fédérés aux portes de Paris, rechignant aussi à laisser déporter les prêtres réfractaires. Les départements étaient passés outre. De toute la France, les fédérés déferlaient sur la capitale, bien décidés, pour certains, à en finir avec la monarchie. Antoine n’appréciait pas le roi, mais, comme beaucoup de Français, l’épisode du 20 juin l’avait touché. Il s’était même demandé s’il hésiterait un jour à tirer sur la foule. Puis, il s’était ravisé. Il avait pensé à Pierre, qui s’était sans doute trouvé au milieu des insurgés, le fusil en main ou le tambour sur le ventre. Et lui, Antoine, oserait-il tirer sur Pierre ?
Une patrouille de gardes nationaux arrêta sa voiture ; un sergent pencha son feutre cocardé vers la lucarne. Antoine affronta placidement son regard inquisiteur. Désormais, il les connaissait bien ces regards-là. Ils se multipliaient depuis la guerre sur les visages des ouvriers, des bourgeois, des paysans et même de quelques ci-devant gagnés à la cause nationale ; tous se croyaient des sentinelles du peuple, toujours à l’affût d’une trahison, flairant constamment un complot ; certains assuraient même cette fonction avec la gravité rigide d’un missionnaire du Saint-Office. Trois semaines plus tôt, n’avait-on pas déclaré la patrie en danger ?
— Bien, sergent, dit l’homme, vos papiers sont en règle, vous pouvez passer.
Antoine remit dans sa poche la feuille sur laquelle était consignée sa permission ; puis il ordonna au cocher de repartir.
Dès qu’il eut
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