Dans l'ombre des Lumières
capitaine jaugea d’un coup d’œil le rapport des forces. Une vingtaine de paysans entouraient déjà sa troupe, tandis que d’autres croquants obstruaient l’entrée du manoir. Morlanges rêvait manifestement d’en découdre, sans se soucier un seul instant du péril qu’il faisait courir à sa famille.
Antoine intervint pour éviter le pire.
— Je vous assure, capitaine, il n’y a ici aucune autre arme, je vous en donne ma parole de patriote.
Un des gendarmes sortit de l’écurie au même instant.
— Il n’y a qu’un seul cheval de labour et deux pauvres bidets, mon capitaine.
L’officier tourna la tête vers la partie gauche de la cour où s’ébrouait un cheval fringant.
— C’est mon dernier bon cheval, dit Morlanges, je ne puis m’en séparer.
Le capitaine changea de sujet sans prendre la peine de réagir.
— On nous a dit qu’un prêtre réfractaire du nom de Leretz se cachait dans le pays.
— Leretz ? grommela Morlanges, presque ironique, jamais entendu parler ! Voilà bien longtemps d’ailleurs que je n’ai vu de prêtres réfractaires. Vous n’avez qu’à fouiller le château, si vous avez du temps à perdre.
— Et votre fils, toujours pas de nouvelles ?
— Non, aucune, lâcha le gentilhomme, l’amertume aux lèvres.
L’officier hésita quelques instants tout en se grattant le menton.
— Bon, ça ira, dit-il, avant de se remettre en selle. Et ils partirent.
Quelques instants plus tard, le père Leretz sortit de sa cachette et tous les Vendéens, excepté Morlanges, se mirent à prier.
Les semaines suivantes furent en apparence plus calmes. L’hiver s’achevait lentement. Quand une éclaircie le permettait, Amélie et Antoine se promenaient dans la campagne, oubliant quelques instants la Révolution et la guerre. Au cœur du Bocage, à l’abri de ce labyrinthe de chemins creux, ils avaient l’impression de vivre dans un autre monde, une sorte de paradis terrestre. Trois jours seulement après leur arrivée, ils s’étaient installés à La Boissière, près des Landes-Genusson, alors que Morlanges se trouvait à l’est de la Gaubretière, sur le chemin de la Verrie. Cette petite ferme était leur havre ; ils y avaient vécu leur nuit de noces et leurs premières semaines d’insouciance. Ils crurent qu’ils pourraient retrouver ces moments de bonheur et, pendant quelque temps, ce fut le cas en effet. Antoine avait rangé son uniforme dans une vieille malle pour adopter l’habit simple d’un notable de campagne, ce qui faisait rire Amélie jusqu’aux larmes.
Un jour, sachant la vénération que son mari avait pour Henri IV, elle l’emmena au château du Parc Soubise où l’on pouvait encore admirer le lit du Vert-Galant. Cette visite avait pour elle une signification particulière car c’était là que le futur roi de France avait courtisé Catherine de Rohan. Le propriétaire, le comte de Chabot, avait émigré ; mais grâce à la complaisance d’un domestique, ils purent admirer le lit de parade du Béarnais avec son étoffe à fleurs vertes sur fond d’argent et ses quatre colonnes torsadées. Une fois qu’Antoine se fut recueilli devant cette relique, ils passèrent le reste de la matinée à se promener le long de l’étang.
Quelques jours plus tard, Amélie l’entraîna sur les hauteurs de Pouzauges pour lui faire découvrir le bois de la Folie qui abritait un vieux chêne vénéré par les paysans. Elle voulait que son mari s’imprégnât de l’esprit de cette contrée. Il ne devait pas seulement en connaître les coutumes, il devait prendre le temps de les ressentir. Il faut dire que ce chêne était impressionnant avec son tronc énorme, composé de trois grands arbres, aux pieds desquels jaillissait une source d’eau vive. Le jeune homme apprécia cette religion qui rendait hommage à la nature, qui s’intégrait pudiquement dans un enchevêtrement de verdure, de roches et de fontaines, qui mêlait parfaitement le végétal, le minéral et le divin. Il comprit qu’il régnait ici une forme d’harmonie, que les morts et les dieux n’y étaient jamais loin des vivants. Il voyait des paysans prendre le temps de se recueillir devant une image de la Vierge ou se souvenir d’un parent défunt devant une humble croix de bois enlacée de lierre. Il apprenait à regarder ce pays à travers les yeux de sa femme, et à l’aimer.
Avec le temps, ils oublièrent le danger. Au début du mois de mars, ils se rendirent à
Weitere Kostenlose Bücher