Dans l'ombre des Lumières
Montaigu pour y acheter un cheval et sentirent tout de suite que l’atmosphère était très tendue. On ne parlait plus dans les campagnes que de la levée de 300 000 hommes que la Convention avait décrétée pour faire face au conflit avec les cours d’Europe ; après avoir déclaré la guerre à l’Angleterre, la République jetait son gant à la figure de l’Espagne ; il avait fallu évacuer la Belgique et les défaites se succédaient. Mais les paysans ne voulaient pas servir un régime qui leur était devenu odieux. Un peu partout, ils sonnaient le tocsin et leurs attroupements tumultueux étaient dispersés par la troupe. Les esprits s’échauffaient ; le ton montait dans les cabarets, les foires et les marchés. Quelques jours plus tôt, à Cholet, des jeunes gens avaient rossé les soldats de la garde nationale, sciant même le mollet d’un officier avec son propre sabre. Antoine, qui était devenu fin connaisseur en matière de révolte, ne s’y trompait pas. Il regrettait déjà cette promenade alors qu’il déambulait avec sa femme au milieu de la foule colorée du champ de foire. Ce jour-là, la nervosité de la garde nationale était manifeste. Les paysans avaient l’air menaçant et portaient leurs bâtons de cornouiller, garnis de cuir, à la façon d’une arme. De temps à autre, ils criaient : « Pas de tirement ! À bas la milice ! Aux habits bleus de partir 1 ! » Les Loisel jugèrent préférable de rentrer, mais, à la sortie de Montaigu, ils furent arrêtés par une patrouille.
— Vos papiers, citoyens, demanda le lieutenant, qui devait être le juge de paix ou l’avocat du bourg.
Les Loisel s’exécutèrent. L’officier consultait les certificats quand l’un de ses hommes vint lui murmurer quelque chose à l’oreille. L’officier se tourna alors vers Amélie.
— Vous êtes la fille du ci-devant marquis de Morlanges ?
— Oui.
— Vous allez devoir nous suivre, Madame. Nous avons l’ordre de conduire tous les parents d’émigrés à Fontenay. En attendant vous resterez au château de Montaigu.
Antoine s’interposa aussitôt.
— Lieutenant, je vous en prie, je suis sergent dans la garde nationale de Paris, ma femme est une bonne républicaine ; elle n’a rien à se reprocher ; laissez-nous passer s’il vous plaît.
— Je regrette, citoyen. Comme vous êtes un bon républicain, vous vous ferez donc une obligation d’obéir aux lois de la République.
Antoine haussa sensiblement le ton.
— Je vous en conjure, il ne s’agit pas de désobéir aux lois, mais vous savez ce qui s’est passé dans les prisons en septembre. Je ne laisserai pas ma femme y risquer sa vie.
— Ne craignez rien, elle sera en sûreté à Fontenay.
— Elle ne partira pas, rugit Antoine, qui s’interposa soudain entre l’officier et sa femme.
— Eh bien, je serai forcé de vous arrêter vous aussi.
Il fit signe à ses hommes d’intervenir.
Les cris d’Antoine avaient alerté les paysans qui s’attroupaient déjà. L’un des gardes, un sergent, s’approcha alors du chef.
— Et si on les laissait partir, mon lieutenant ?
L’officier parut hésiter.
— Allons Charles ! insista le sergent, que l’urgence avait rendu plus familier.
— Tais-toi, Régnier, et obéis à mes ordres si tu ne veux pas passer devant le comité ! Allez, emmenez-la !
Bien que terrorisée, Amélie fit un geste à Antoine pour le dissuader d’intervenir ; elle savait, qu’en cas de rébellion, son mari serait tué sur place. De son côté, Antoine avait rapidement analysé la situation. Il aurait pu tenter de provoquer une émeute, grâce aux paysans qui s’attroupaient de plus en plus nombreux et pestaient déjà contre ces maudits Bleus , mais, en cas d’échauffourée, Amélie pouvait recevoir une balle perdue ou un mauvais coup de sabre. Et, en cas d’échec, il ne ferait qu’aggraver son cas. Enfin, Antoine avait commis l’erreur de ne pas prendre sur lui ses deux pistolets de poche. Les soldats l’avaient mis en joue. Il hésita encore, puis s’écarta d’un pas. Rien ne fut plus terrible pour lui que ce pas de côté, rien ne fut pire que de devoir abandonner sa femme sans rien tenter.
— Vous voulez qu’on vous aide, Monsieur ? lui demanda un brave paysan, armé d’une fourche.
— Non, mon ami, bredouilla Antoine tout en voyant partir Amélie, escortée par la garde nationale.
La jeune femme se retourna pour le regarder une dernière
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