Dans l'ombre des Lumières
ouvrit sa carnassière. Il en sortit un morceau de viande séchée qu’il tendit à Antoine sans rien dire ; il se servit à son tour et commença à mâcher.
— Merci, dit le peintre… Eh bien, nous n’allons plus ?
— Non, répondit le rustre, toujours aussi peu loquace, nous attendons là.
Ils s’assirent aux pieds d’un grand chêne, à l’abri d’un boqueteau très dense. Une heure passa ; le Toulousain et le Vendéen échangèrent quelques rares paroles. Le premier, qui pensait à sa femme, énumérait inlassablement les moyens de la libérer. Il eut à nouveau des doutes. N’avait-il pas perdu la raison pour suivre un inconnu ? Et, d’ailleurs, qu’est-ce qu’un misérable paysan pouvait bien faire pour l’aider ? Tout cela était absurde ! Peut-être voulait-il seulement le détrousser. Et lui qui n’était même pas armé… Non, si le colosse l’avait voulu, il l’aurait déjà envoyé rejoindre ses ancêtres huguenots… Antoine observa le bonhomme. Il devait bien mesurer six pieds trois pouces 1 . Son buste était aussi large que celui d’un taureau, son visage carré, ses jambes massives. Mais la finesse de ses traits et la douceur de son regard corrigeaient en quelque sorte le caractère trop monumental de son architecture. Ses cheveux châtains, qu’ils portaient mi-longs sur les épaules, à la mode vendéenne, tiraient légèrement sur le blond. Ses yeux étaient verts ; son regard laissait entrevoir une personnalité sensible. Antoine songea à Baptiste, au gueux de la Halle. Le paysan semblait pourtant différent du portefaix de Paris. Il n’avait pas le sourire figé et, pour tout dire, un peu niais de Baptiste.
— Quel est ton nom ? demanda Antoine.
— Jean-Paul, répondit le colosse, mais on m’appelle Brise-Fer.
Le sobriquet était bien trouvé, en effet.
— Moi, c’est Antoine, fit le Gascon.
Un silence un peu embarrassé s’installa à nouveau entre les deux hommes.
Tout à coup, ils entendirent le hululement d’une chouette. Brise-Fer se redressa de toute sa masse et commença à imiter le cri de la chevêche. Quelques secondes plus tard, Antoine vit surgir des broussailles, comme par miracle, une demi-douzaine d’hommes armés.
— Qui est cet étranger ? interrogea un individu qui semblait le chef de la bande.
L’homme promenait des yeux rusés sous son chapeau rabalet empanaché d’une plume de corbeau. Il était blessé et avait le bras en écharpe.
— Il est des nôtres, répondit Brise-Fer. C’est le gendre de M’sieur le marquis de Morlanges (il prononçait le Martie de Morlanges). Les Patauts ont arrêté Madame à Montaigu.
— Hum… Bon, ça va. De toute façon, il restera avec nous jusqu’à demain. On fait le rassemblement à la Fusellière avec les frères Monnier de Clisson. T’as qu’à prendre l’étranger dans ta ferme pour c’te nuit.
— On devrait pas s’y fier, dit un maigrelet aux yeux caves, et si c’était un espion des Bleus ?
— Puisqu’on t’dit que Monsieur est le gendre du Martie de Morlanges, s’agaça Brise-Fer.
Antoine s’arrangea pour changer de sujet.
— Qu’allez-vous faire demain ? demanda-t-il.
— Attaquer les Bleus, pardi ! répondit le chef des croquants.
Antoine réalisa pleinement la situation dans laquelle il se trouvait. Lui, le républicain, allait se révolter contre la République et participer à une misérable arquebusade, une petite jacquerie sans lendemain. Et s’il était tué, Amélie resterait seule avec ses bourreaux. La cruelle ironie de l’existence lui fouetta les sangs. La Bastille, le 10 août et la guerre, tout cela pour en arriver là, pour finir dans un fossé de campagne sans avoir pu protéger sa femme.
— Vous avez des armes ? demanda le Toulousain, incrédule. Vous allez vous battre avec des faux, des fourches et des canardières contre des canons ?
— Nous avons la foi, Monsieur, répondit le chef. Dieu sera avec nous.
Il y eut un bref moment de silence.
— J’aurais voulu prévenir le marquis de Morlanges et ses gens, reprit Antoine, pour qu’ils marchent avec nous.
— Nous n’aurons pas l’temps, M’sieur… Et maintenant, séparons-nous.
Les hommes se saluèrent et rentrèrent chez eux.
Antoine passa la nuit dans la petite ferme de Brise-Fer, près de Saint-Lumine. Il y fut chaleureusement reçu par sa femme entourée de ses quatre enfants, d’une grand-mère et de quelques neveux orphelins. Les deux
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