Dans l'ombre des Lumières
les plus redoutées d’Europe. « L’armée de Mayence, une armée de faïence », avaient-ils chanté au son de la vèze et du cornet à bouquin.
Mais la course vers l’enfer s’était précipitée, comme une spirale, comme la chute d’un corps dont le tournoiement devient de plus en plus rapide : l’ennemi, vaincu trois fois en quatre jours, redressait constamment la tête ; Antoine avait vu les paysans, saisis eux-mêmes de folie meurtrière, traîner les blessés républicains hors des ambulances pour les égorger ;
Et ce fut soudain l’Apocalypse : le marquis de Lescure, blessé à mort ; les villes et les villages incendiés, les fermes détruites, le bétail abandonné, les corps carbonisés…
Voilà pourquoi, en cette journée du 17 octobre 1793, le 26 Vendémiaire an II de la République française, Antoine Loisel marchait avec quarante mille paysans en direction de Cholet.
1 - Les ballines sont des coussins ou des sacs garnis de balles, c’est-à-dire de gros paquets de marchandises liés à des cordes. Les marchands de cerises étaient connus dans les campagnes pour monter des chevaux étiques et, pendant longtemps, on qualifia ainsi les cavaliers mal équipés.
II
L’immense colonne se sépara en deux. L’aile droite, où était Antoine, réussit à culbuter les Bleus, mais la gauche se trouva très vite en difficulté. Aucune mêlée ne fut plus effroyable que celle-là. Au prix de sacrifices terribles, les royalistes parvinrent à progresser jusqu’aux faubourgs de la ville. Pris de panique, les républicains de la division Chalbos s’enfuirent, abandonnant leurs armes et le fruit de leur pillage. Était-il possible d’obtenir la victoire ? Antoine avança, fébrile : les centaines de paysans qui venaient de tomber n’étaient peut-être pas morts en vain. Encore un effort, et la Vendée obtiendrait un nouveau répit, l’hiver ralentirait la progression de l’ennemi, des Jacobins moins fanatiques remplaceraient ceux du Comité de salut public, encore un effort, et la vie serait possible…
Mais le destin, impitoyable, s’abattit sur la Vendée. La musique du 109 e de ligne parvint aux oreilles d’Antoine comme les notes d’une marche funèbre. Un peu plus loin, des rangs entiers de paysans furent soudain hachés par la mitraille des canons de Marceau. L’offensive était brisée net. À peu de temps d’intervalle, d’Elbée et Bonchamps tombèrent mortellement blessés. Antoine vit le second remonter la colonne, couché sur un brancard. Il est impossible de décrire l’effet que produisit un tel spectacle sur la troupe. Bonchamps ! Le meilleur stratège de l’armée, l’un de ses officiers les plus vénérés… De rudes guerriers pleuraient comme des enfants. Les soldats étaient hagards ou totalement anéantis. Après une courte période de flottement, la panique se répandit dans les rangs. Et la défaite tourna au désastre. Les Vendéens s’élancèrent comme un troupeau affolé fuyant la main de l’équarrisseur.
La nuit tomba comme un linceul, une nuit sans nuage, éclairée par une lune froide.
Tout autour de Cholet, les chemins, les landes et les bois étaient recouverts de cadavres atrocement mutilés par le piétinement des chevaux, les coups de sabre et les tirs de boulets. Des paysans, qui refusaient de se rendre, furent brûlés vifs dans les châteaux et les fermes où ils se réfugiaient.
Talonné par les hussards, Antoine parvint jusqu’à Beaupréau avec plusieurs milliers d’hommes fourbus. La ville était déjà remplie des blessés que l’on ne pouvait évacuer et que les Bleus allaient bientôt massacrer. La plupart des combattants valides voulaient fuir sans prendre le temps de se reposer. Ils n’avaient qu’une obsession : se précipiter vers la Loire, tenter par tous les moyens de se frayer un passage à travers l’immense cohue de chariots, de canons et de chevaux. Dans le désordre total qui régnait alors, le Toulousain eut la chance de retrouver sa femme. Les amants s’étreignirent avec force. Leur crainte de ne plus se revoir avait été si vive qu’ils tremblaient de tous leurs membres. Derrière eux, au sud, la nuit était éclairée par les incendies. Ils éprouvèrent alors une angoisse sourde, la sensation d’être totalement impuissants face au cataclysme.
Il était dix heures du soir. L’ennemi approchait. Il fallait partir. Les Loisel suivirent le flot des réfugiés. De temps à autre, ils
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