Dans l'ombre des Lumières
ils entendaient le canon de Saint-Florent battre la place de Varades, sur la rive droite de la Loire. Ils savaient qu’une division vendéenne y avait lancé une attaque pour leur ménager une issue en cas de défaite.
Antoine chevauchait avec la grand’ garde . Comme les autres, il était épuisé. La veille encore, il avait bivouaqué dans la campagne afin de surveiller les mouvements de l’ennemi. Il savait qu’Amélie l’attendait à Beaupréau avec les milliers de femmes et d’enfants qui s’y étaient réfugiés. Il repensa à leur dernière conversation.
— Je veux que tu restes ici, lui avait-il dit, avant de reprendre, sur un ton plus solennel, s’il m’arrivait…
Amélie avait alors essayé de l’interrompre.
— Il faut que tu m’écoutes… S’il m’arrivait quelque chose, si Laheu tombait lui aussi et que nous fussions vaincus, quitte immédiatement la ville et va te cacher dans le Bocage. Les paysans t’aideront… Promets-le moi.
La gorge de la jeune femme s’était nouée ; elle n’avait pu prononcer un seul mot.
— Promets-le moi !
— Je ne peux pas…
— Mon bel amour, tu veux donc m’ôter tout courage ? Quelle raison aurai-je de combattre si je sais que tu ne me survivras pas ?… Et puis, tout n’est pas perdu.
En disant cela, il avait essuyé les larmes de sa femme. Amélie s’était ressaisie.
— Je serai courageuse, je te le promets.
Mais son regard chavirait. Antoine sentit ses propres forces décliner. Que s’était-il donc passé ? Après tous les sacrifices consentis, il se retrouvait une nouvelle fois à la merci du hasard… Il eut le sentiment que les efforts des hommes étaient dérisoires, qu’ils s’épuisaient en vain et qu’une volonté supérieure ricanait de les voir se débattre.
Depuis l’échec de Nantes, pourtant, ils n’avaient cessé de lutter. Les images lui revenaient à l’esprit de manière confuse : les paysans fuyant les troupes de Westermann, au début juillet, le visage écarlate des officiers qui essayaient en vain de les retenir, la silhouette de l’abbé de Folleville qui s’avançait crânement sous les balles, le crucifix à la main. Et la reprise de Châtillon, la déroute des Bleus, les chariots et les caissons qui se renversaient avant de dévaler les pentes, écrasant tout sur leur passage ; la rivière et les ravins, remplis de cadavres.
Il se souvint de la troisième défaite de Luçon, en août, les paysans ôtant leurs sabots pour courir plus vite, les hommes écrasés par la foule et asphyxiés par la chaleur. Il en avait même vu certains que la soif rendait fous, s’arrêter sous les balles pour boire l’eau des mares croupies ou celle du Lay, déjà chargée de dépouilles.
En ce temps-là, il avait retrouvé ses compagnons de la première heure, le colosse Brise-Fer et le fin tireur Deux-Coups, dit aussi Mange-Groles, parce qu’il aimait chasser les corbeaux freux, appelés groles . Et combien d’autres personnages hors du commun n’avait-il pas rencontrés pendant ces mois de guerre ? Ainsi le chevalier Louis de Mondion, un enfant de quatorze ans, qui avait rejoint les insurgés à Thouars et se battait comme un fauve ; et ce diable de Langevin, l’un des plus farouches soldats de l’armée, qui était en réalité une paysanne déguisée en homme ; et Françoise Després, une noble déshéritée que l’on reconnaissait à son œil crevé et qui allait, grimée en mendiante, porter les messages des insurgés.
Mais la personne avec laquelle Antoine avait eu le plus de relations était le marquis de Lescure. Les deux hommes s’entretenaient longuement, chaque fois que l’officier était blessé, et, comme la plupart des chefs royalistes, il l’était à peu près tout le temps. Lescure se montrait très intrigué par la position d’Antoine. Il multipliait les questions sur son attachement à la Révolution, sur ses attentes et ses déceptions. Antoine admirait cet homme de vingt-six ans qui avait commandé la troupe à Saumur pendant sept heures d’affilée avec une balle logée dans le bras. Il était frappé par sa timidité. Et si l’entêtement de Lescure l’agaçait parfois, il appréciait toujours sa grande humilité.
Il se trouvait d’ailleurs aux côtés du général, début août, lorsqu’il avait appris coup sur coup deux terribles nouvelles : l’entrée au Comité de salut public de Maximilien Robespierre puis la décision, prise par la Convention, de
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