Dans l'ombre des Lumières
mettre la Vendée à feu et à sang.
Curieusement, sa femme et lui avaient été heureux pendant les trois semaines qui allèrent de la défaite de Luçon aux premiers jours de septembre. Le danger permanent leur avait enseigné à profiter de chaque instant de bonheur. Ils ne se quittaient plus. Ils s’occupaient du ravitaillement de l’armée, du soin des blessés, des travaux champêtres. Même si la tâche était rude, Antoine aimait assister les paysans. En juillet, les moissons avaient été une source d’apaisement ; plus de canonnades ni de blessés hurlants, mais le silence et la fatigue physique sans le spectacle de la souffrance.
Ils vivaient comme des jeunes mariés et avaient presque oublié la guerre, quand, début septembre, un messager était arrivé par le chemin de La Gaubretière. Ce jour-là, Amélie avait eu un pressentiment. Antoine, qui travaillait dans la cour et venait d’apercevoir le paysan, s’était approché du portail. L’homme lui avait alors crié, sans même descendre de cheval :
— Les Bleus avancent de tous côtés ! Les généraux ordonnent un grand rassemblement aux Herbiers.
Amélie et Antoine l’avaient compris, cette fois, la confrontation serait décisive.
Le Gascon avait retrouvé Cœur-de-Roi aux Herbiers ainsi qu’une partie de la cavalerie vendéenne ; celle-ci ressemblait toujours à une troupe de marchands de cerises avec ses haridelles harnachées de ballines 1 , de brides et d’étriers de corde. Les deux hommes s’étaient salués amicalement. Antoine aimait l’expression rare mais affectueuse de Laheu. Lui-même parlait à la façon d’un laboureur du Bocage, de manière laconique, allant toujours droit à l’essentiel, évoquant sans ornements les récoltes, la guerre, et toutes les grandes étapes de l’existence. De temps à autre, il jargonnait quelques mots de patois, ce qui amusait Laheu. Le Toulousain connaissait bien les Vendéens désormais, leurs craintes et leurs espérances. Il avait souffert et combattu avec eux. Il avait assisté à leurs enterrements, fêté leurs mariages et leurs baptêmes ; il les avait soignés et les avait vus mourir. De leur côté, les paysans le considéraient comme un des leurs. Il n’était plus cet étranger, ce bourgeois revêtu de l’uniforme exécré, ce forain dont on ne comprenait pas très bien la langue et dont on ignorait les desseins. Certes, il témoignait fort peu de zèle pour la religion et on le voyait très rarement à l’église, mais c’était un cœur fidèle et il avait fait ses preuves au combat.
De toutes parts, les colonnes républicaines déferlaient sur la Vendée. Une victoire emportée près de Chantonnay par les royalistes ne leur avait accordé qu’un bref répit. Antoine avait eu son cheval tué sous lui et le bras gauche criblé de mitraille. Dupuy lui avait ôté les éclats qui gênaient le plus ses articulations et il était aussitôt remonté en selle. Ce n’était pas de l’héroïsme, mais la conscience aiguë du danger. La plupart des officiers et des meilleurs soldats n’agissaient pas autrement : le chevalier de La Bigotière, qui avait eu le bras arraché, Langevin frappée d’une balle sous l’oreille, Stofflet touché à la cuisse, Bonchamps et son coude fracassé… tous supportaient la douleur sans se plaindre et continuaient à combattre.
Car un nouveau fléau s’était abattu sur le pays. La célèbre division de Mayence, commandée par Kléber, progressait depuis Nantes, brûlant et pillant tout sur son passage. Saisies de terreur, les populations abandonnaient leurs foyers ; les femmes se couvraient de guenilles nauséabondes pour éviter d’être violées et assassinées ; les chemins étaient engorgés par les chariots de l’exode.
L’armée avait rencontré les Mayençais près de Tiffauges, dans le village de Torfou. Chaque minute de la grande bataille était gravée dans la mémoire d’Antoine. Il avait partagé l’angoisse des paysans qui priaient pour la survie de leurs familles ; il avait vu les femmes ramener les fuyards en les accablant d’injures, de jets de pierre et de coups de bâton ; il avait participé à cette boucherie, sabrant et tuant de manière frénétique, avec l’illusion atroce d’en finir, comme si, à chaque cri d’agonisant, c’eût été la guerre elle-même qui expirait ; il avait enfin observé la liesse des Vendéens. Eux, les gueux en sabots, venaient de vaincre l’une des troupes
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