Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
Vom Netzwerk:
à moi aussi…
    Cette phrase le fit soudain sortir de sa folie. Il eut l’impression de se voir dans un miroir ; il s’effrayait lui-même. Qu’est-ce que cette guerre avait fait de lui ? Pourtant, il ne pouvait pas laisser une telle abjection impunie… Il avait encore sous les yeux le visage affable de Pannetier et toute cette curiosité pleine de vie qui éclairait son regard. Et devant lui, il n’y avait plus que cette figure laide de haine et de jalousie, la face hideuse d’une délatrice.
    Il lâcha prise. Simone Gantier, toujours à genoux, le regarda de biais, avec son air sournois, comme si elle ne craignait même pas la mort et qu’elle lui lançât au visage : « Pauvre petit faible, tu n’en es même pas capable, tu n’as pas ma force ! »
    Il s’en alla avec sa femme par les rues, hagard. Ils s’affalèrent dans la salle réquisitionnée d’une auberge au milieu des malades et des blessés, épuisés par la tension nerveuse.
    — Pourquoi, Antoine, pourquoi ? lui demanda-t-elle.
    — Comment pourquoi ? Pour venger cet homme, pour lui rendre justice.
    — C’est inutile, balbutia-t-elle. Et puis, souviens-toi de Bonchamps…
    — Mais tu ne comprends donc pas ! Ce monde n’est pas fait pour les Pannetier et les Bonchamps, c’est le monde des Barère, des Saint-Just et des Robespierre, c’est le monde de tous ceux qui se tapissent dans leur ombre, leurs petites mains, ceux qui les servent ou les utilisent, les Simone Gantier, les députés carriéristes et les militaires sans conscience, les agioteurs et les affairistes, les assassins et les violeurs… Non, ma pauvre enfant, toi qui interdis aux paysans de clouer des chouettes aux portes de nos granges, toi dont la douceur va jusqu’à t’apitoyer sur ceux qu’on ne regarde même pas, ce monde-là n’est pas fait pour toi…
    — Alors, faut-il que je le quitte ?
    — Non, Amélie, ne dis jamais cela, jamais. Tu es la seule personne qui empêche encore le dégoût de m’étrangler… Mais ne vois-tu pas qu’il faut se battre avec leurs armes ? La vertu de Bonchamps l’a mené au cimetière. Et il faut vivre !
    — Moi aussi, j’avais envie de voir cette femme souffrir, peut-être même de la voir mourir, pour tout le mal qu’elle a fait à ces gens…
    — Eh bien…
    — Mais je refuse de lui ressembler. Aucune victoire ne vaut un tel prix. Je n’étais pas inquiète pour elle ; mais pour nous… Je ne voulais pas que tu aies ce sang infect sur les mains. Et je pense à Mme Pannetier. Ils se seraient vengés sur elle.
    Il la fixa intensément, ébranlé par ces propos.
    — Repose-toi, maintenant, tu n’as plus de forces.
    Elle acquiesça, s’installa contre lui, et ils s’endormirent.
     
    L’armée, qui n’était plus qu’une lèpre en mouvement, une cohue de guenilles, quitta la ville pour se diriger vers Angers.
    L’état d’Amélie empira. Elle était de plus en plus affaiblie et ne conservait presque aucun aliment. Il fallait l’aider à se soutenir et à marcher. Antoine la soignait lui-même avec les conseils de Dupuy. Le médecin lui avait donné un peu d’ipécacuana et de tartre stibié qu’il avait trouvé à Laval. Après ces vomitifs, il lui administra un purgatif, puis de l’eau d’orge et du laudanum en guise de calmant et d’antidiarrhéique. Mais les drogues tardaient à produire leur effet. Et puis, comment guérir lorsqu’on doit constamment marcher en plein hiver, sans presque rien à manger ? Loisel voyait, impuissant, sa jeune femme dépérir. Dès le départ, Amélie avait fait en sorte d’éloigner Bénédicte Laheu et son bébé. Elle refusait aussi les soins de Loubette, par peur de la contagion et c’est seulement parce que son mari ne lui laissait pas le choix qu’il pouvait l’approcher librement. Cette femme si jeune et si belle ressemblait désormais à un spectre avec la maigreur de son corps, ses joues creuses, ses paupières noires et ses yeux que la fièvre exorbitait. Excepté la douleur physique, le pire pour Amélie était la souillure des excréments que son mari devait laver.
    — Je suis fatiguée, Antoine, dépose-moi dans une ferme, que je puisse me reposer.
    Elle le suppliait d’une voix mourante.
    — Ils massacrent nos gens dès qu’ils les rencontrent, tu le sais bien.
    — Ils auront pitié de moi.
    — La pitié n’est pas révolutionnaire.
    — Alors toi, au moins, aie pitié de moi.
    — Je n’en ai pas besoin. Je t’aime,

Weitere Kostenlose Bücher