Dans l'ombre des Lumières

tuera après.
    — Taisez-vous, ordonna le lieutenant, on va les ramener à Granville. Après l’attaque des brigands, les habitants ont besoin d’exemples.
    — Saleté d’aristocrates, ajouta un cavalier, ils nous ont obligés à incendier les faubourgs de la ville pour les déloger ! Eh ! Vous allez voir l’accueil que les habitants vous réservent. Ils vont vous faire danser la Carmagnole  !
    — Allez, finissez de les attacher et rentrons.
    Ils quittèrent la plage, traînant les deux fugitifs attachés à des cordes derrière leurs chevaux. Mais Amélie n’avait plus de force et, dès qu’ils s’éloignèrent des dunes, elle s’écroula. La troupe s’arrêta et le lieutenant se tourna vers Antoine.
    — Dis à ta putain de marcher où je l’égorge sur place.
    Antoine était accablé.
    — Mon amour, relève-toi, je t’en supplie, relève-toi !
    Amélie se mit sur ses genoux, mais, avec ses mains garrottées, elle avait du mal à se redresser.
    — Alors, ça vient ! Ne m’oblige pas à descendre, brigande, ou il t’en cuira.
    Antoine jeta un regard désespéré à sa femme. Amélie parvint alors in extremis à se relever. Le lieutenant se contenta d’ordonner à ses hommes de modérer un peu l’allure.
    — La femelle ne tiendra jamais jusqu’à Granville, mon lieutenant.
    — Eh bien nous la tuerons sur le chemin, et puis je ne veux pas prendre le risque de faire entrer l’infection dans la ville. Un seul guillotiné fera l’affaire, mais je t’avoue qu’une paire de ces fanatiques aurait eu plus d’effet sur nos braves sans-culottes. Foutre ! Ils ont bien mérité de la patrie.
    Ils chevauchèrent ainsi pendant une vingtaine de minutes. Antoine voyait qu’Amélie était à bout de forces ; elle haletait, trébuchait, sa tête s’affaissait régulièrement sur sa poitrine.
    — Courage, mon amour, lui répétait-il, lorsqu’ils n’étaient pas trop éloignés l’un de l’autre.
    — Oui, c’est ça, courage, plaisanta le cavalier qui traînait Amélie, garde un peu de forces pour la bascule à charlot !
    À peine eut-il achevé sa phrase qu’il s’effondra, la tête fracassée par une balle.
    Pendant que son cheval s’emballait, entraînant derrière lui la jeune femme, plusieurs coups de feu claquèrent en même temps. Le cavalier qui conduisait Antoine fut touché à son tour, puis deux autres républicains mordirent la poussière. En quelques secondes, les hussards furent entourés de Vendéens. Deux d’entre eux s’étaient précipités, dès le début de l’action, pour saisir les rênes des chevaux. Seule la rapidité de l’opération permit aux Loisel de survivre. Ils avaient le corps couvert de contusions et d’écorchures, mais ils étaient vivants. Cœur-de-Roi avait lui-même immobilisé la monture d’Amélie.
    Les républicains survivants furent faits prisonniers. Laheu les emmena à l’écart et leur brûla la cervelle, sans autre forme de procès. Amélie se sentait trop faible pour réagir ; ils montèrent en croupe et galopèrent jusqu’au nord d’Avranches.
    La chevauchée fut un véritable calvaire pour les deux amants. Après qu’ils eurent rejoint la Grande Armée, ils passèrent la nuit étendus dans un chariot. Et, le lendemain matin, Laheu vint prendre de leurs nouvelles.
    — Comment as-tu pu nous retrouver ? lui demanda Antoine.
    — Dieu soit loué, tu m’avais parlé de ce Perrochon et de son auberge du diable. Je m’y suis rendu peu après ton départ et j’ai fait parler sa mégère. La bougresse ne voulait rien dire, il a fallu lui chauffer un peu la plante des pieds. Enfin, elle nous a tout avoué, jusqu’au lieu du rendez-vous que son traître de mari avait fixé aux Bleus. Il n’y avait plus qu’à les pister et attendre le moment propice pour les attaquer.
    — Et si les Perrochon avaient été de bonne foi ?
    — Bah, la drôlesse en aurait été quitte pour quelques brûlures. Je ne voulais prendre aucun risque. Apparemment, j’ai bien fait.
    — Jean, dit Amélie, tu nous as encore sauvé la vie, et nous qui allions t’abandonner… As-tu exécuté ces hommes hier ?
    — Il le fallait.
    Amélie se tut ; il y eut un moment de silence, puis Laheu s’en alla. Quelques heures plus tard, Antoine remonta à cheval et rejoignit l’arrière-garde.
     
    La horde poursuivit son incroyable errance, livrant encore trois batailles qu’elle remporta. L’armée vendéenne mordait à la manière d’une