Dans l'ombre des Lumières
paysans.
Ils marchèrent sous une pluie battante jusqu’à Blain, puis s’arrêtèrent finalement à Savenay où les troupes de la République les rejoignirent.
La dernière nuit prit l’allure d’une veillée funèbre. La population se savait condamnée. Parents et amis s’embrassaient une dernière fois et se préparaient à mourir. Dès le lendemain, ils engagèrent un combat désespéré, qui se transforma bientôt en une gigantesque boucherie. Coincés dans la nasse, ployant sous le nombre, totalement épuisés, les Vendéens furent massacrés par milliers. Antoine courut retrouver Amélie, dont il avait confié la garde à Brise-Fer et à Mange-Groles. Le temps pressait. Mais où aller ? Devant eux, la Loire, tumultueuse, infranchissable. Derrière, quinze mille soldats ennemis qui chargeaient en hurlant : « Vive la République ! »
— Essayons de fuir par les marais, dit Antoine.
La petite troupe se mit aussitôt en route. Ils atteignirent le bois de Blanche-Couronne où s’étaient repliés Bernard de Marigny avec ses hommes ; puis ils s’égaillèrent dans les marais. Comme ils n’avaient pas de monture, Brise-Fer et Mange-Groles furent rapidement distancés. Lorsque Antoine se retourna pour les attendre, il aperçut un détachement de cavaliers qui leur donnaient la chasse.
D’un coup sec, Brise-Fer arracha sa médaille de saint Benoît qu’il tendit à Antoine.
— Tu la donneras à ma femme, au pays. Maintenant allez-vous-en, j’allions arrêter ces gueux-là avec Mange-Groles.
Antoine fit mine d’hésiter. Les hussards se rapprochaient.
— Pars donc ! hurla le colosse, tout en frappant le cul du cheval d’Antoine, j’t’avions dit d’partir !
Alors, le cœur déchiré, le Toulousain s’enfuit avec sa femme. Ils entendirent une fusillade, mais n’eurent même pas le temps de se retourner.
Ils avaient déjà parcouru une bonne distance quand leur cheval commença à s’embourber. Impossible de le faire avancer.
— Continuons à pied, cria Amélie, terrorisée.
— Non, répondit Antoine, sans cheval, nous n’avons aucune chance.
— Mais si nous restons ici, nous mourrons de toute façon.
Antoine ne savait plus quoi faire. Les hussards, qui avaient sans doute abattu leurs deux amis, s’étaient remis à leur poursuite et se rapprochaient dangereusement.
Mais les Bleus s’arrêtèrent soudain. Ils commençaient eux-mêmes à s’embourber ; ils piétinèrent un moment sur place, puis longèrent un fossé éloigné, sans doute pour contourner l’obstacle et rattraper les fugitifs. Ce délai permit à Antoine de désembourber son cheval ; ils purent repartir, reconnaître un chemin de terre ferme et s’en aller au grand galop.
La nuit tombait ; ils étaient exténués, affamés et perdus dans un pays hostile. Ils virent des corps étendus dans un champ que survolait une nuée de corbeaux. Ils s’approchèrent pour voir s’il n’y avait pas de survivants, mais ne trouvèrent que des cadavres. Antoine resta quelques secondes comme hypnotisé par le visage décharné d’un adolescent qui avait la tête renversée en arrière et la bouche ouverte comme une gargouille.
Ils repartirent. Amélie tremblait de froid. Il fallait trouver un abri pour la nuit. Au bout d’une demi-heure, ils aperçurent une ferme. Ils hésitèrent. Cette bâtisse appartenait peut-être à des paysans républicains ; ils se jetteraient sans doute dans la gueule du loup. Mais ils n’avaient pas mangé depuis plus de trois jours ; ils étaient transis de froid et les Bleus fouillaient tous les champs, les marais et les bois. Il fallait prendre le risque.
Ils approchèrent du bâtiment principal. La pluie venait de cesser. Un chien aboyait. Ils étaient déjà dans la cour. Un paysan sortit une lampe à la main.
— Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il.
— Nous sommes des voyageurs perdus, répondit Antoine sans grande conviction.
Le rustre s’approcha. Il devait avoir cinquante ans.
— Des voyageurs, répéta-t-il ironique, tout en détaillant les haillons boueux des fugitifs. Vous seriez pas plutôt deux de ces foutus brigands de la Vendée ?
Quelle malchance ! songèrent les deux amants. La première ferme dans laquelle ils s’arrêtaient appartenait à des Bleus.
— Je vous en prie, Monsieur, fit Amélie, nous ne sommes pas des criminels. Donnez-nous asile pour la nuit, et nous vous abandonnerons le peu d’argent qui nous reste.
Le paysan
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