Dans l'ombre des Lumières
hésitait en se grattant la tête. Sa femme sortit de la ferme.
— Qu’est-ce que c’est, le père ?
— Des brigands qui demandent asile. Vont nous faire fusiller ces bougres-là. Et pis qu’est-ce qu’ils puent ! J’vas les chasser à coups de fusil !
— Je vous en supplie, Madame, reprit Amélie, si vous avez un fils soldat, pensez à la mère qui aurait la bonté de l’accueillir…
La lumière vacillante de la lampe que tenait le rustre vint soudain éclairer le visage de sa femme. Il n’y avait aucune haine dans son regard.
— Fais-les donc rentrer dans la grange, dit la paysanne en se tournant vers son mari.
— Mais, Marie-Félicité, et les patrouilles ?
— On dira qu’ils sont entrés pendant la nuit, et pis qu’on n’en savait rien.
— Tu t’imagines qu’ils vont croire un conte pareil !
— Sacredieu ! Yves, va donc leur ouvrir la grange ! Je vais leur préparer à manger. Et pis, porte-leur donc des couvertures, fait un froid de gueux !
Les jeunes gens avaient du mal à avaler leur salive, tant l’émotion avait été forte. Ils se confondirent en remerciements, puis se dirigèrent vers la grange derrière le paysan qui grommelait.
Amélie s’installa sur la paille avec autant de soulagement que s’il s’agissait du baldaquin de la ci-devant reine. Mais Antoine avait du mal à se détendre. Il ne voulait omettre aucune précaution pour la nuit ; il avait encore à l’esprit la trahison d’Avranches. S’assoupir, c’était se réveiller prisonnier, et n’être qu’un mort en sursis.
Marie-Félicité entra dans la grange avec un grand morceau de pain et du vin. Les fugitifs s’en firent un festin.
Elle les observa manger avec une certaine bonhomie dans le regard, puis les laissa se reposer.
Amélie dormait, mais Antoine luttait toujours contre le sommeil. De temps à autre, il entrebâillait la porte de la grange : tout était calme. À l’intérieur, leur cheval restait sellé et prenait un repos mérité. Le chien aboyait. Antoine luttait de toutes ses forces ; mais le sommeil l’enveloppa irrésistiblement. Il s’endormit.
VIII
Il rêvait que son père le bousculait ; il ne voulait pas se réveiller ; il était tellement fatigué. Mais Joseph Loisel n’arrêtait pas ; il le secouait violemment. Antoine n’en pouvait plus ; il avait envie de hurler pour que l’ancien le laissât enfin tranquille. Dormir, c’est tout ce qu’il demandait. La voix de son père se transforma progressivement.
Il ouvrit les yeux et vit le visage de Marie-Félicité penché sur lui, l’air agité.
— Vite ! Il faut que vous partiez, mon mari est allé vous dénoncer au village. Les soldats ne vont pas tarder. Fuyez vite !
Antoine était encore ahuri de sommeil. Il aida sa femme à se relever.
— Tenez, dit encore la paysanne, voilà un bon pain et quelques assignats, vous en aurez besoin. Et maintenant allez ! Les paysans d’ici sont tous républicains. Ils organisent des battues pour traquer les brigands et, quand ils les trouvent, ils les assomment comme des bêtes.
— Vous aussi, vous êtes républicaine, dit Antoine.
— Oui, fit Marie-Félicité, et pis quoi ? Maintenant mettez vite ces vêtements de paysan et partez !
Ils s’habillèrent, remercièrent la bonne femme et remontèrent à cheval. Ils avaient pu manger, se réchauffer et dormir près de trois heures d’affilée.
Le jour se levait. La lumière était pâle, le froid glacial. Ils aperçurent de loin un groupe d’hommes qui venaient dans leur direction. Ils s’enfuirent au galop jusqu’à un petit bois. Ils s’y cachèrent un moment puis repartirent. Mais à peine en étaient-ils sortis qu’ils furent encerclés par une douzaine de paysans armés de fourches et de faux. Tout était perdu ; ils avaient tenté l’impossible, mais le sort s’acharnait sur eux. Il fallait l’accepter, se soumettre. Antoine regarda machinalement autour de lui s’il ne reconnaissait pas le paysan qui les avait dénoncés ; il ne le vit pas. Il s’agissait sans doute d’une autre bande, embauchée pour la chasse aux brigands.
— Royalistes ? demanda l’un des rustres.
Antoine consulta sa femme du regard, puis répondit avec abattement, comme s’il posait son cou sur un billot.
— Oui, royalistes…
— Alors, suivez-nous, nous allons vous cacher.
Les deux amants étaient incrédules. Ces gens ne voulaient pas les dénoncer ou les tuer, mais seulement les
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