Dans l'ombre des Lumières
acquiesça, l’air de plus en plus intrigué.
— L’un de nos informateurs à Londres nous a révélé l’existence d’un complot royaliste dont les ramifications s’étendent dans le Var, les Bouches-du-Rhône et quelques autres départements méridionaux.
— Des émigrés ?
— Oui, des royalistes ultras.
Je ne vois pas très bien le rapport avec…
— Soyez patient, Monsieur, je vous prie.
Daubier avait le flegme des hommes de dossier méticuleux. Loisel se tut immédiatement.
— Cet informateur, disais-je, nous a informés d’une intrigue dont le maître d’œuvre serait un certain vicomte de Mercœur, un gentilhomme normand, ou prétendu tel, qui entretient des relations régulières avec le cabinet de Saint-James 1 . Il est en outre le protégé de lord Shaftesbury, l’un des lords de l’Amirauté.
Antoine écoutait, le corps penché en avant, l’esprit tendu afin de ne rien manquer.
— Notre espion, puisque tel est le mot pour désigner sa fonction, s’est infiltré dans cette cabale, en se faisant lui-même passer pour royaliste. Or voici que, pendant une petite réception donnée par lord Shaftesbury, M. de Mercœur a été présenté à deux femmes émigrées…
— Oui, et bien, je ne vois pas…
— Ces deux femmes s’appellent Neuville…
Antoine sursauta sur sa chaise.
— Neuville dites-vous ? La comtesse de Neuville ?
— Elle-même, accompagnée de sa fille aînée.
— J’ai bien connu son mari.
Daubier ne parut pas étonné.
— J’étais en effet l’ami d’un aristocrate qui est mort aux Tuileries, reprit Antoine… Vous me soupçonnez donc d’avoir des accointances avec des conspirateurs.
— Pas le moins du monde ; je sais pourtant que vous avez servi dans l’armée royaliste de Vendée, comme je sais que vous avez été jadis un fervent républicain.
— Je ne renie rien de ce que fut ma vie. Et surtout pas l’amitié que j’avais pour Neuville. Ce n’était pas un vulgaire chevalier du poignard, comme disaient alors les Jacobins. Bien que révolutionnaire, il resta fidèle à son roi.
— Je comprends, fit distraitement Daubier, qui s’intéressait davantage à son métier qu’à ce genre de considérations sentimentales… Revenons s’il vous plaît à la réception donnée par lord Shaftesbury. En découvrant le visage du vicomte de Mercœur, la comtesse de Neuville l’a immédiatement nommé d’un nom que vous connaissez certainement.
— Vous voulez dire…
— Oui, Gaspard de Virlojeux… Mercœur s’en est aussitôt défendu. Notre espion, qui assista de près à la scène, crut pourtant déceler une forme d’embarras dans ses dénégations. Il avait en outre remarqué que le vicomte avait tenté de se dérober discrètement, avant même d’être présenté à Mme de Neuville. Enfin, notre informateur a été suffisamment intrigué pour consigner le fait dans son rapport, même si, après coup, il ne lui semblait plus avoir autant d’importance. Mme de Neuville s’était excusée, alléguant une méprise et avouant qu’elle n’avait pas vu ce mystérieux Virlojeux depuis fort longtemps. Elle avait émigré à Londres, à la fin de 1791.
— Virlojeux se rendait pourtant souvent chez les Neuville avant cette date. Il y a même vécu !
— Je sais, j’ai vérifié le fait. Il y a deux solutions : ou bien Mme de Neuville a des problèmes de mémoire ou alors…
— Ou alors, fit Antoine, ce Mercœur a un pouvoir de conviction extraordinaire…
Daubier opina du chef. Antoine réfléchit nerveusement.
— Ce monstre serait bien capable de tromper une mère sur l’identité de ses propres enfants… Mais pourtant, comment ne pas reconnaître un homme qui a vécu sous son propre toit ?…
— Songez, Monsieur, que ce Mercœur a l’habitude d’être fardé et emperruqué comme un homme de Cour d’Ancien Régime. Depuis qu’il vit en Angleterre, il a dû parfaire son déguisement. Pensez encore au trouble d’une veuve dont le mari a disparu depuis douze ans. N’oubliez pas non plus que près de treize années se sont écoulées depuis la dernière fois que Mme de Neuville a vu Virlojeux. À cela, il faut ajouter l’étrange pouvoir de conviction du personnage… si toutefois Mercœur et Virlojeux ne sont qu’une seule et même personne…
— Vous en doutez encore ?
— Je doute de tout, Monsieur, de la même manière que je soupçonne tout le monde. C’est pour cette raison que
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