Dans l'ombre des Lumières
figurait à côté du nom abrégé de Virlojeux, dans le document du Comité de sûreté générale dont je vous ai parlé tout à l’heure. Et ce nom, ou plutôt ce pseudonyme, c’est celui du citoyen Brutus Mercier.
Antoine pâlit d’un coup comme un cierge.
— Brutus Mercier ? C’est l’un des hommes qui a causé la mort de ma femme en l’empêchant de quitter l’Entrepôt de Nantes. J’ai appris par la suite que Virlojeux l’avait envoyé pour la détrousser.
— Les choses se confirment ou s’éclairent, car ce n’est pas tout. Dans un autre document que j’ai retrouvé, ce Brutus Mercier y est désigné sous sa véritable identité. Le texte dit exactement : « Versée au citoyen Brutus Mercier, ci-devant Jules Pincedieu, la somme de… » J’étais d’autant plus surpris que les Jacobins changeaient leur prénom, pas leur patronyme, la loi ne le permettant pas pour des raisons évidentes. Ce nom vous dit-il quelque chose ?
Antoine fouilla nerveusement dans ses souvenirs.
— Il me semble bien que ce Pincedieu était l’un des coquins que m’avait présentés Virlojeux au Cadran Bleu , quelques jours avant le 10 août… Oui, j’en suis presque sûr maintenant. Et cela correspondrait à la description qu’un ami nantais m’en a faite : un homme grand, blond et replet.
— C’est tout à fait cela. Mais il y a mieux encore…
Le peintre tremblait littéralement d’impatience.
— J’ai mené quelques recherches sur ce Pincedieu jusqu’à ce que je trouve un rapport envoyé par la police de Marseille daté de l’an III. Le texte évoquait l’assassinat de cet homme dans une des ruelles qui jouxte le port. À l’époque, la police avait conclu à un crime perpétré par des royalistes. Pincedieu était en effet un Jacobin notoire qui avait écumé la région après l’échec des insurrections de 1793. Il semblait donc normal que les proches de ses anciennes victimes l’eussent assassiné en représailles, au lendemain de la Terreur.
Il marqua une pause pour s’humecter la langue.
— Je vais donc vous livrer maintenant mon hypothèse, Monsieur, puisque, dans l’état actuel de nos recherches, il ne peut s’agir que de conjectures.
Antoine redoubla d’attention.
— Il faut auparavant que je vous révèle les derniers rebondissements du complot royaliste de Londres. Alors seulement, les choses vous sembleront un peu plus claires. La dernière lettre chiffrée que nous avons reçue d’Angleterre nous informait qu’un membre de la cabale devait se rendre dans les environs de Toulon pour y récolter des appuis et organiser sur place le complot. D’après la même source, cet émissaire ne serait autre que Mercœur lui-même.
— C’est-à-dire que Virlojeux va revenir en France ! s’exclama Antoine.
— Attendez donc un peu ! L’important est aussi de découvrir quelle est la raison secrète de son voyage, car je suis certain qu’il en existe une que ses amis royalistes ignorent eux-mêmes.
— Eh bien ? fit Antoine haletant.
— Si vous recoupez toutes les informations que je viens de vous donner, et si Messieurs Virlojeux et de Mercœur sont réellement une seule et même personne, il est plausible, je dis bien seulement plausible , que notre homme vienne rechercher à Marseille le fruit de ses pillages…
— Il y aurait caché son butin…
— C’est du moins mon hypothèse. Suivez donc bien mes suppositions, s’il vous plaît. Virlojeux a sans doute quitté la France par Marseille avec au moins l’un de ses complices, Jules Pincedieu. Peut-être avaient-ils été dénoncés ou reconnus après la mort du tyran 3 . Quoi qu’il en soit, Virlojeux ne pouvait pas emporter tout son butin dans sa fuite, et il l’aura caché avant de partir. Je le soupçonne de s’être débarrassé par la même occasion de son encombrant complice, ledit Jules Pincedieu, alias Brutus Mercier : ainsi, plus de témoin direct ni de trésor à partager. Notre homme a probablement parcouru diverses contrées avant de terminer sa course à Londres. L’Angleterre est évidemment le pays le plus sûr pour échapper à des recherches menées depuis la France. Et la paix d’Amiens, qui est aujourd’hui rompue, ne change rien à l’affaire. À Londres, il aura repris une nouvelle identité, comme il en a manifestement l’habitude. Or aucune identité n’y est plus efficace que celle d’un émigré chargé d’entretenir des contacts secrets avec le
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