Dans l'ombre des Lumières
Mareux, danser au bal du jardin d’Oria, rue du Faubourg-du-Temple, ou manger quelques succulentes confiseries au Palais, chez Berthellemot . Antoine couvrait Apolline de cadeaux, allant même se ruiner à l’enseigne du Singe Violet , chez Biennais, l’orfèvre de l’Empereur. Lorsqu’ils badinaient avec Marie et Julien, ils oubliaient tout au monde ; c’était des heures de grâce auxquelles ils tenaient. Antoine se souvint du premier jour où il avait recommencé à rire ; il avait d’abord ressenti cette courte récréation comme une traîtrise ; puis il s’était abandonné. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas goûté une telle légèreté ! Un jour, il avait joué avec Apolline à s’asperger de peinture comme les enfants, renversant même le chevalet et la toile sur laquelle il avait pourtant commencé à peindre. Après cette chamaillerie pétrie d’érotisme, ils s’étaient aimés avec ardeur. À cette époque-là, Antoine avait cru qu’il pourrait se débarrasser de son fantôme, mais celui-ci était revenu le séduire de son regard mouillé et de ses mains livides. Il s’était répété maintes fois les dernières volontés d’Amélie : il devait continuer à vivre et peut-être aimer à nouveau, si la chose était possible.
Il se mêla aux invités ; il fut happé par leurs rituels. Certains se disaient de bonne famille. Les représentants de l’élite parlaient du beau monde, du grand monde, cela voulait dire la mode, le pouvoir et l’argent, enfin Paris, seul point de convergence qui les reliait tous. Beaucoup d’entre eux étaient là, brassant de l’air, remuant leur futilité : des courtisans qui gravitaient autour de l’Empereur, des officiers élégants qui l’avaient accompagné dans ses glorieuses campagnes ; de belles chanteuses d’opéra et quelques acteurs de théâtre. Les femmes, très fardées et coiffées à la Titus, portaient de hautes ceintures qui leur remontaient la taille sous les bras, tandis que leurs cavaliers, engoncés dans leurs cravates, faisaient claquer leurs bottes à l’écuyère. On croisait aussi d’anciens émigrés ; des gentilshommes intelligents et curieux, d’autres un peu niais ou simplement timides. Ceux-là, Antoine les supportait encore ; il n’avait pas vu les autres, ceux qui peuplaient toujours les cours de Turin, de Londres ou de Vienne, ceux dont l’horloge s’était arrêtée le 23 juin 1789, le jour où, selon eux, ce pauvre Louis XVI avait lâchement cédé à la canaille. S’ils n’avaient jamais eu la barbarie de leurs ennemis, ils en possédaient les œillères. Des nobles, Antoine en avait autant combattus qu’il en avait servis. Durant la guerre civile, les ci-devant avaient été de tous les partis, jusqu’à celui des égorgeurs de Nantes. Et puis, quel rapport entre ces jean-foutre drapés de soie, ces petits rats de salon, ces museaux surélevés, quel rapport entre eux et les martyrs crottés de la Vendée, les Bonchamps, les Lescure, les d’Elbée ? Ceux-là avaient presque fait la guerre avec élégance. Aucun d’eux n’aurait pu jeter une bombe au milieu de la rue, comme les terroristes blancs de la rue Nicaise 1 .
Mais c’était aussi pour toutes ces raisons, parce que d’anciens aristocrates pouvaient désormais s’entretenir pacifiquement avec de ci-devant républicains, qu’Antoine appréciait Napoléon Bonaparte. Il n’oubliait pas cependant le jeune général de la Convention, qui avait foudroyé les insurgés royalistes de Toulon et mitraillé ceux de Paris. Il n’oubliait pas non plus le Premier Consul qui avait rétabli l’esclavage et venait de faire exécuter le duc d’Enghien. Mais il estimait le fin politique qui avait su apaiser l’effervescence de la grande bouilloire ; ce génie militaire, il est vrai, n’avait fait que canaliser vers l’extérieur toute la furia francese ; mais l’homme qui s’était révélé assez intelligent pour faire des concessions à la Vendée et apaiser les querelles d’Église, cet homme-là méritait le respect d’Antoine. L’année précédente, alors qu’il se promenait avec Apolline, il l’avait même surpris dans l’une des allées écartées des Tuileries où le premier consul apparaissait parfois, vers les onze heures du matin, après sa promenade cavalière. Antoine l’avait vu à quinze pas de distance. Bonaparte était juché avec noblesse sur son cheval blanc, drapé dans le bel uniforme de ses gardes
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