Dans l'ombre des Lumières
l’on me conserve dans la police, quel que soit le régime.
La réponse de Daubier était suffisamment comminatoire pour qu’Antoine n’insistât pas davantage.
— Je me suis renseigné sur ce Virlojeux dès que j’ai pris connaissance du rapport de notre espion. L’habitude de relever les petits détails, vous comprenez ? Mais, voilà, cet homme n’a pas d’existence légale…
— Il avait encore utilisé un pseudonyme. Ce n’est pas étonnant de la part d’un tel masque, il fallait s’en douter…
— Je vous l’ai dit, Monsieur Loisel ; je doute de tout. Il n’est pas exclu que nous trouvions une trace d’un Virlojeux dans un avenir plus ou moins proche. Je n’ai d’ailleurs pas reçu de réponse à la circulaire que j’ai envoyée dans les départements. J’ai pourtant relevé son nom dans certains documents du Comité de sûreté générale, ou plutôt son patronyme abrégé en Virl x .
— C’est une piste essentielle, et vous ne le disiez pas !
— Je préfère prendre le temps d’être efficace, fit Daubier à la manière d’une froide remontrance. Depuis le début de cette affaire, il me semblait bien que ce nom de Virlojeux ne m’était pas étranger. Je ne l’avais sans doute jamais vu écrit, mais j’étais persuadé de l’avoir entendu prononcer par d’anciens membres de la Commune insurrectionnelle, comme Sergent et surtout Panis.
— Virlojeux les connaissait, ou du moins le prétendait-il.
— Il les connaissait en effet, et je le soupçonne même d’avoir été en affaires avec eux.
— Je comprends mieux maintenant qu’il ait pu faire libérer ma femme de La Force aussi rapidement. Ils se seront partagé l’espèce de rançon que je leur avais versée.
— Je l’ignorais… Mais, dites-moi, avez-vous déjà entendu parler de la bande noire ?
— Les pillards qui écumaient les campagnes ?
— On emploie aussi cette expression pour désigner un certain nombre d’agioteurs intéressés à l’acquisition des biens nationaux. Certains d’entre eux ont commencé à sévir dès l’aliénation des biens du clergé. Ils ont bâti depuis de véritables fortunes. Châteaux, abbayes, œuvres d’art, rien n’a échappé à leur rapacité. Leur tactique était simple, acquérir à vil prix des biens nationaux, puis les démanteler par lots afin d’en tirer le meilleur profit possible. Grâce à des appuis politiques, certains purent multiplier par cent leur mise de fond initiale en l’espace de deux ou trois ans. En principe, et comme vous le savez certainement, les ventes aux enchères étaient publiques et ouvertes à tous, mais en réalité, certains bénéficiaient d’ententes occultes. Les acquéreurs de bonne foi étaient parfois menacés et intimidés. Les acquéreurs secrets négociaient des paiements échelonnés sur de très longues périodes, comptant sur la dépréciation de l’assignat qu’ils favorisaient parfois eux-mêmes en produisant de la fausse monnaie. Vous vous souvenez peut-être de l’affaire de Suresnes dénoncée par le Girondin Clavière… Sans être des contrefacteurs, des députés comme Albitte, Barère ou Merlin de Thionville, ont acquis d’importants patrimoines pour une bouchée de pain.
— Ce système de brigandage est de notoriété publique, même si vous m’apprenez aujourd’hui quelques particularités. Tout cela est fort intéressant certes, mais je ne vois pas encore très bien le rapport avec Virlojeux, excepté qu’il était lié à Panis et à quelques autres crapules de son genre.
— J’y viens, Monsieur. Dans la bande noire figuraient de ci-devant nobles qui présidaient aux tripots du Palais-Royal, presque tous liés aux Exagérés de la Commune 2 . La plupart furent d’ailleurs protégés par Maillard qui favorisa sans doute leur fuite avant les massacres de septembre.
— Maillard, oui, je l’ai vu à l’œuvre à l’Abbaye, fit Antoine avec une sorte d’absence dans le regard.
— Il ne faudrait pas toutefois s’imaginer que cette « bande » était organisée et poursuivait un but commun ; on y retrouvait aussi bien des républicains convaincus que des conspirateurs royalistes ou de simples affairistes sans réelles convictions politiques ; les alliances se nouaient et se dénouaient d’ailleurs au gré des circonstances. Dans cette constellation mouvante gravitaient aussi quelques petits comparses dont j’ai retrouvé la piste. Le pseudonyme de l’un d’eux
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