Dans l'ombre des Lumières
envie de voir.
La veille du procès, Antoine ne put fermer l’œil de la nuit. Apolline avait allumé les chandelles de leur chambre à coucher pour lui parler et le réconforter.
— Vous avez l’air d’un spectre, Antoine.
— Je vais encore avoir besoin de vous. Je vous ai déjà tant sollicitée par le passé.
— Je suis votre femme.
— Je voudrais vous épargner cela, mais je sais que le procès sera pour moi un calvaire. Si vous pouviez imaginer la douleur que j’éprouve depuis que mes souvenirs reviennent me hanter !
— Je vous ai souvent vu pleurer et je n’ai pas oublié vos nuits agitées.
— Ce n’était rien comparé à ce que j’ai vécu les premières années, avant de vous connaître. J’avais l’impression d’évoluer au milieu d’une longue nuit, de n’être plus qu’un mort parmi les morts. Ce sentiment de solitude est atroce. Et puis, vous êtes venue, comme annoncée par la sensibilité de ma chère Éléonore. Elle ne pouvait faire un meilleur choix que vous.
— Vous voulez me faire pleurer…
— Non, ma chère Apolline, mais vous dire à quel point vous m’avez sauvé du néant. Je voulais vous remercier de m’avoir ramené à la vie.
— L’autre jour, quand j’ai vu le tiroir entrouvert, j’ai cru pourtant…
— Oui, je sais. Je me cachais comme un coupable, et je l’étais en vérité, de vous imposer mes fantômes. À vrai dire, ce jour-là, lorsque vous avez eu la bonté d’organiser un dîner pour me distraire, le jour même où Daubier a gravi pour la première fois les escaliers, j’ai regardé le portrait d’Amélie et j’ai senti que…
— Parlez donc, je vous en prie.
— J’ai senti que quelque chose était définitivement terminé. Non seulement je n’éprouvais plus l’immense douleur des premières années, celles qui précédèrent notre mariage, mais j’étais comme débarrassé d’un poids immense, celui de n’avoir pu la sauver…
Apolline était transportée de joie. Mais Antoine reprit alors, plus amer.
— Et puis, la venue de Daubier, l’arrestation de Virlojeux, enfin ce procès, tout cela m’a replongé dans le passé. Je vais peut-être vous étonner, mais un moment, j’ai presque regretté qu’ils aient retrouvé cet homme, j’aurais voulu le laisser dans cette longue nuit que j’espère avoir quittée.
— Mon aimé, dit Apolline, je serai près de vous pendant ce procès. Je vous aiderai à garder votre courage.
— Je n’en doute pas… Mais il y a aussi une chose que j’aimerais vous demander, une chose sans grande conséquence peut-être. Après cette épreuve, je souhaiterais que nous puissions vivre avec simplicité, que nous quittions cet hôtel qui appartient à vos parents et dans lequel je ne me suis jamais senti à l’aise. Je ne voudrais pas vous froisser davantage, mais vos parents sont tellement attachés aux apparences, et la vie que j’ai menée ne me les fait plus supporter… Quand je suis retourné en Vendée après la Terreur, j’y ai été accueilli un jour par un vieux paysan qui avait fait la Grande Guerre 1 . Nous avons assez peu parlé. J’étais dans la salle de la métairie qu’il avait reconstruite, assis en face de lui ; il fumait tranquillement sa pipe et me regardait avec un mélange de curiosité et de bonté. Cet homme, qui avait participé à tant de batailles, semblait pourtant si humble et si calme ! Pour la première fois, j’ai eu une sensation fugitive d’apaisement. J’aurais voulu arrêter le temps et rester là, assis près de ce paysan, dans le silence… Accepteriez-vous, Apolline, de vivre différemment ?
— Oui, Antoine, ce sera le signe de notre renaissance.
Le lendemain, ils se rendirent ensemble au tribunal. La foule, très dense, se pressait devant les portes comme au spectacle. Pour la plupart, ce n’était d’ailleurs que cela, une sorte de divertissement, une manière d’alimenter les conversations de salon, les curiosités morbides. Antoine, lui, était comme le corps nu d’un malade, exposé avec impudeur, un corps dont on allait triturer froidement et publiquement les entrailles. Mais, de cette improbable rencontre entre la chaleur de la passion et la rigueur de la loi, allait pourtant naître l’étrange compromis qu’on appelle un jugement. Antoine restait confiant. Il doutait moins de la justice que de ses propres forces. Il faudrait encore tout revivre. Plus de dix fois, pendant le procès de Carrier, il
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