Dans l'ombre des Lumières
avait dû sortir de la salle, parce qu’il était pris de violentes nausées. Un jour notamment, il n’avait pas supporté le témoignage d’un Jacobin sur la manière dont les Vendéens avaient été exécutés à Nantes par O’Sullivan. Ce dernier avait vu un boucher saigner les moutons et s’en était inspiré pour égorger ses victimes. Il leur montrait du doigt une direction, et quand les malheureux tournaient la tête, il leur enfonçait son poinçon dans la carotide. Or, ces gens qui avaient été si lâchement assassinés, n’étaient pas pour Antoine des victimes anonymes, mais sa chair et son sang. Comment associer un discours aussi froid, une description aussi dénuée d’émotion, et le visage terrorisé d’une femme de vingt-trois ans que les mêmes hommes avaient précipitée nue dans la Loire ? Antoine avait souvent regardé les expressions du public, l’indignation frelatée, le dégoût, l’indifférence, la haine ; et il s’était demandé combien, parmi ceux qui réclamaient la mort de Carrier, avaient applaudi jadis ses motions criminelles ?
L’accusé pénétra dans la salle, entouré de deux gendarmes. On ne reconnaissait pas le Virlojeux de la Révolution, tant il avait modelé sa figure. Il portait encore sa longue moustache qui lui dissimulait la bouche et ses cheveux noirs étaient hirsutes. De loin, même Antoine ne l’aurait pas reconnu. L’accusé regarda tout autour de lui avec une légère satisfaction peinte sur le visage, comme un acteur qui entre en scène et sait déjà qu’il va faire un triomphe ; puis, lorsqu’il eut arpenté la salle d’audience des yeux, il s’arrêta sur la face meurtrie d’Antoine. Il la considéra avec la même cruelle impudence qu’il avait eue à la Conciergerie.
Les débats furent longs et très éprouvants. L’accusé prétendit encore s’appeler Virlojeux, au mépris de l’évidence. Il s’amusait à narguer le tribunal. Cet homme, qui avait si souvent plongé les yeux dans ceux de ses victimes, cet homme qui avait senti leur dernier souffle sur son visage, ne pouvait que rire de cette ronde indignée ou cancanière dont il était le centre. Les foudres du magistrat de sûreté le laissèrent de marbre, comme d’ailleurs l’éloquence de son conseil. Il était en dehors du temps et du monde des hommes. En tout cas de ceux-là. Il méprisait leur morale et leurs règles.
Au bout d’une semaine d’audience, une vielle femme de quatre-vingts ans, à l’allure modeste, s’approcha de la barre pour témoigner.
— Vos noms et qualité, Madame, lui demanda le juge.
— Martine Voisard, sans profession.
— Connaissez-vous l’accusé ?
— Oui, Monsieur le juge, je suis sa mère.
Cette révélation fit l’effet d’un coup de tonnerre dans la salle d’audience. Antoine observa le visage du pseudo Virlojeux. Pour la première fois, il semblait désarçonné. Et la vieille femme se mit à tout raconter, comment l’un de ses voisins, qui suivait attentivement le procès, lui avait donné des détails sur l’accusé, entre autres sur la cicatrice si profonde qu’il portait au bras droit. Il se l’était faite, assura-t-elle, quand il vivait encore chez elle, à Fécamp où elle résidait toujours. En voulant chaparder chez un bourgeois du voisinage, son fils unique, Michel – car tel était son véritable prénom – avait glissé et s’était gravement blessé sur l’un des fers du portail. L’attention de Martine Voisard avait été attirée par d’autres détails, comme la manie qu’avait son fils de se déguiser et d’adopter de nouvelles identités. Il y avait aussi cette tache de naissance en forme de poire que la presse avait mentionnée et que Voisard portait près du talon gauche. Sa mère, bien évidemment, en connaissait l’existence. Enfin, elle en était sûre, c’était bien son Michel.
Une fois ces détails révélés, elle se lança dans un long monologue, fait de jérémiades sur son propre compte. L’un des juges fut contraint de l’interrompre ; elle se tourna alors vers l’accusé, et lui dit d’un air faussement éploré :
— Comment as-tu pu commettre de telles horreurs, mon pauvre Michel ?
Voisard eut l’air suprêmement agacé. Mais il ne répondit rien et détourna les yeux. La vieille s’en alla en clopinant. Elle ne paraissait ni triste ni gaie. Elle avait dit ce qu’elle avait à dire, et elle partait.
Les jours suivants, d’autres renseignements
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