Dans l'ombre des Lumières
fait.
Le prisonnier n’eut qu’un sourire narquois assorti d’un léger haussement d’épaules. Antoine aurait voulu se jeter sur lui pour lui arracher la langue et les yeux.
— Allez emmenez-le, abrégea Daubier.
Et les gardiens reconduisirent le suspect au cachot.
Antoine, qui bouillonnait encore de rage, mit du temps à se calmer.
— Avez-vous pu trouver sa véritable identité ? demanda-t-il enfin au commissaire.
— Non, pas encore, mais cela ne saurait tarder. Depuis notre dernière rencontre, j’ai reçu la réponse de presque tous les départements à la note circulaire que je leur avais expédiée.
— Eh bien ?
— Un certain Louis de Virlojeux, apothicaire, a été assassiné au printemps 1786, près d’Amiens.
— C’est donc notre homme qui l’a éliminé.
— C’est probable.
— Mais alors pourquoi utiliser le nom de sa victime ? Cela échappe au sens commun ; il multipliait ainsi les risques d’être retrouvé.
— Je l’ignore ; ses raisons paraissent en effet obscures. Quant aux recherches, elles n’ont sans doute pas abouti pour trois raisons : l’extrême habileté de notre homme sur laquelle je ne reviens pas ; ses déplacements permanents d’une province à une autre – peut-être venait-il d’ailleurs de commettre un autre crime quand vous l’avez rencontré dans la diligence de Toulouse – enfin la situation troublée de cette époque. Vous savez quelle confusion régnait alors dans le pays. Les guerres et les révolutions sont de véritables mannes pour de tels imposteurs.
— Que va-t-on faire de lui, maintenant ?
— Il sera transféré à Bicêtre en attendant son jugement. Le procès n’aura pas lieu avant l’année prochaine. J’espère que les journaux en parleront abondamment ; cela pourra servir à trouver de nouveaux indices et peut-être d’autres témoins à charge. J’en ai touché un mot, officieusement, à Monsieur le commissaire du gouvernement et à son substitut. Je crois qu’ils préfèrent attendre que la cérémonie du sacre de Sa Majesté soit passée. Peut-être n’y aura-t-il pas de jury, car il s’agit là d’un cas de haute trahison. Voilà tout ce que je puis vous dire pour l’instant.
Antoine fixa le commissaire avec émotion.
— Je ne sais comment vous remercier… Vous vous êtes tellement investi dans cette affaire.
Daubier sourit humblement.
— Je ne fais que mon travail, Monsieur. Mais…
Il prit un air grave avant de poursuivre.
— … Il y a pourtant autre chose. J’ai rencontré beaucoup de malfaiteurs dans ma carrière. Certains m’ont répugné en raison de la barbarie de leur crime, d’autres m’ont apitoyé, tant je les sentais eux-mêmes victimes de leurs propres vices ou de la misère qu’ils ont subie. J’ai rencontré des flegmatiques et des violents, des indifférents et des repentis, des politiques, des mystiques et des fous, mais jamais, au grand jamais, Monsieur, je n’ai vu un homme porter une telle lueur de haine dans le regard. C’est pourquoi je préfère qu’il n’aille plus respirer à l’air libre.
— Alors, nous poursuivons le même but.
— Ma tâche est terminée ; c’est maintenant à la justice de remplir la sienne.
Le procès débuta en juin 1805, près d’un an après l’arrestation de Virlojeux. Tout le monde en parlait depuis des semaines, dans les salons, les cafés et la presse. Le mystère de l’homme aux cent visages fascinait le public. Et chacun échafaudait des théories sur sa véritable identité. Les uns affirmaient que Mercœur était un agent royaliste, qui avait pris une fausse identité pour organiser des complots sous la Révolution. Les autres le disaient proche de ces Jacobins « exclusifs » que le Premier consul avait fait exécuter. On se figura même un nouveau Cartouche qui prenait aux riches pour soulager les pauvres. Quelques esprits imaginatifs allèrent jusqu’à prétendre qu’il était venu secrètement en France pour assassiner Napoléon et venger la mort du duc d’Enghien. Enfin, les rumeurs les plus folles se répandirent dans la ville et ne firent qu’alimenter le mystère.
Curieusement, la presse ne publia pas le portrait réalisé par Antoine, et se contenta des habituelles caricatures, aussi grotesques et cocasses les unes que les autres. L’attitude des gazettes confirmait bien l’ambiance générale : même au physique, la foule ne percevait de cet homme que ce qu’elle avait
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