Dans l'ombre des Lumières
vivacité, le genre de regard, inquiet et méfiant, qu’ont souvent les êtres sans intelligence.
La nuit était tombée. Le Toulousain alluma un vieux bout de chandelle, saisit une plume et tenta d’écrire à son père, mais une odeur d’excrément l’empêcha de se concentrer. Il décida de sortir pour se restaurer ; il rentrerait le plus tard possible, lorsque la fosse et ses matières lourdes seraient changées. Il savait qu’on les évacuerait avec des seaux, à main d’homme, pendant une grande partie de la nuit. Tout en dévalant les escaliers, il songea au travail de ces malheureux et cette simple pensée lui ouvrit les yeux. Des hommes passaient leur vie à ramasser la fiente des autres. Il ignorait que la chose fut tout aussi vraie au sens figuré. Il pensa à Carreau, à ce pauvre diable qui l’avait volé de deux livres. Était-ce un vol ou bien une maigre charité, une sorte de contribution forcée ? Et, s’il avait faim, volerait-il lui aussi ? Sans doute. Mais le vol tout de même… L’esprit plein de ces réflexions, il sortit du cloaque.
La rue avait aussi ses relents fétides, mais elle était ventée et l’on pouvait y respirer. À quelques pas, se trouvait une amidonnerie à l’ancienne qui polluait les lieux de ses eaux usées. Antoine dut éviter de se faire renverser par les porcs que l’industriel élevait en les nourrissant avec les drêches de sa fabrique. La pluie commença à ruisseler sur le pavé et le voyageur courut se réfugier dans un café.
Il y régnait une ambiance de tabagie et d’anarchie festive. Des hommes soupaient, buvaient, jouaient aux cartes au milieu d’un épais nuage de fumée et dans le brouhaha des conversations, le cliquetis des couverts, les exclamations et les rires francs des noceurs. Personne ne prêtait attention au nouveau venu et Antoine oublia même la fantaisie de sa mise. Il chercha une place libre, d’un regard anxieux, sans pouvoir en trouver une ; finalement, il débusqua une table où était assis un bourgeois, seul, occupé à la lecture des journaux. L’homme, qui portait une perruque un peu chiffonnée et dont le col de chemise était tâché, leva vers le visiteur sa figure bonasse puis l’invita aimablement à s’asseoir.
— Je me présente, Jean-René Chabrier, je suis avocat et député suppléant de la ville de Dijon.
Antoine ouvrit de grands yeux comme si le Messie en personne venait de s’annoncer.
— Député ? Monsieur, vous me faites un grand honneur en m’acceptant à votre table… Antoine Loisel, je viens de Toulouse pour y apprendre la peinture… Je brûle de connaître les dernières nouvelles des états. Depuis mon départ du Languedoc, je n’ai pas eu le temps de lire les gazettes.
— Ma foi, la situation est simple. Les représentants des communes – oui nous avons pris ce nom à la mode anglaise – les députés des communes réclament donc le vote par tête et invitent les deux autres ordres à les rejoindre pour effectuer la vérification de leurs pouvoirs. L’Église pourrait céder, je le sens, grâce à la foule des petits curés qui la composent. Mais la noblesse, Ah ! La noblesse !… elle s’opiniâtre… à part quelques esprits avancés, elle reste attachée à ses antiques privilèges.
— Quel égoïsme !
— Ne vous inquiétez pas, nous serons inflexibles comme le furent hier les Cincinnatus et les Brutus. Souvenez-vous de ce qu’a écrit l’abbé Sieyès, cet hiver, dans sa belle brochure. Nous, les élus du tiers état, représentons l’essentiel de la nation.
Le Toulousain était galvanisé par les divines paroles de Chabrier. Un mélange d’enthousiasme et de flegme philosophique ennoblissait le représentant des communes. « Ah ! Le fier robin » se dit-il en admirant la tenue noire du magistrat.
— Et peut-on approcher nos augustes représentants dans la salle qui leur est allouée ?
— Les Menus Plaisirs ? Je m’y rends demain matin, vous n’aurez qu’à m’accompagner pour y jeter un œil.
— Ah ! Monsieur, j’en suis bien aise, c’est un grand plaisir que vous me faites là… Avez-vous vu le roi et la reine ?
Chabrier considéra son interlocuteur avec étonnement. La demande naïve de Loisel lui fit soudain réaliser qu’il avait affaire à un jeune homme de vingt ans.
— Bien entendu, j’ai vu le roi et la reine, à diverses reprises… La procession d’ouverture des états, le 4 mai, fut un moment émouvant. Pour la
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