Dans l'ombre des Lumières
la tombée du jour, prétendait-elle, on surprenait parfois les âmes des mères infanticides battre et tordre un objet qui ressemblait à du linge mouillé et qui était en réalité un cadavre d’enfant. Cette histoire épouvantait le petit Antoine ; il s’imaginait les spectres phosphorescents torturer leur progéniture ; les coups de battoirs résonnaient dans son crâne ; parfois, il plongeait et replongeait lui-même dans les eaux noires, puis s’éveillait avec des inspirations brusques de noyé. Lisette ne comprenait pas cet effroi, ou plutôt elle le sous-estimait et s’en amusait sans méchanceté.
Il s’aperçut soudain qu’il était en retard et qu’il devait presser le pas pour rejoindre Chabrier aux Menus Plaisirs. En un tour de main, il se trouva devant la salle, avec quelques dizaines de curieux. Les exclamations fusaient, déchirant le baragouin de la foule. « Vive le tiers état ! » ; « Vive le Roi ! » ; « Vive Monsieur Necker ! » ; « Vive le duc d’Orléans ! » Antoine regardait avidement de tous côtés pour tenter de reconnaître le visage de Chabrier au milieu de la multitude. Il attendit plus d’une heure, mais son hôte bourguignon l’avait oublié. Bien qu’il fût déçu, il se consola en guettant les allées et venues des députés, puis remonta l’avenue de Paris en direction du château.
Cette fois, il put visiter l’intérieur des bâtiments. Comme partout ailleurs, la foule y était dense. Les petits marquis lui battaient les jambes de leur épée et le toisaient avec insolence. Des regards enjoués, parfois railleurs, se posaient sur lui ; malgré tout le soin apporté à se faire pomponner, il vissa de honte son tricorne sur sa tête qu’il maintenait baissée. Mais la curiosité la lui faisait souvent relever. Il fut subjugué par le salon d’Hercule et la beauté du plafond peint par Lemoyne. Il admira les toiles de Véronèse et de Le Brun qui ornaient les salles du palais. Tout le passionna, l’amusa, l’intrigua, depuis l’horloge de Morand jusqu’au magnifique baldaquin du trône. Il visita la Grande Galerie dont il détailla la splendeur, la parqueterie, les pilastres de marbre, les bronzes et les antiques qui paraissaient s’aboucher à travers les trois cent cinquante-sept miroirs.
Mais le but de sa visite était aussi de croiser le roi et la reine. Il piétinait depuis déjà deux heures dans les salles, quand il vit enfin passer Louis XVI, entouré de courtisans, de pages et de gardes du corps. « Sa Majesté va à la chasse », lui glissa l’un des trois mille valets qui peuplaient le Grand Commun. Antoine s’inclina instinctivement avec beaucoup de déférence. Même si le roi ne jeta pas le moindre regard sur sa personne et ne fit que traverser la salle d’un pas rapide, le jeune homme fut très ému par cette rencontre. Un demi-mécréant tel que lui, fils de marchand philosophe et descendant d’hérétiques, avait posé les yeux sur le père de la Nation, le descendant de Saint-Louis, le lieutenant de Dieu sur terre ! En quelques secondes, il s’imprégna de tous les détails de la scène. Il fut surpris de constater que Louis XVI ressemblait peu à l’image qu’on avait brossée de lui. Il n’était pas l’obèse paillard des caricatures. L’embonpoint, visible, était contrebalancé par sa haute taille, son corps robuste et son maintien. Bien qu’un peu gras, le visage n’était pas bouffi et reflétait une véritable noblesse. Ses yeux avaient cette teinte claire, indéfinissable, rendue à la mode sous le nom d’ œil-de-roi . Il possédait le nez un peu fort et aquilin des Bourbons. Avec cela, il paraissait maladroit, ce qui lui conférait une dimension humaine. La démarche, elle aussi, était gauche, le balancement des jambes manquait de grâce, les gestes se révélaient brusques et la myopie du souverain ajoutait à cette impression de timidité, d’hésitations et d’incertitudes permanentes.
Avant de quitter le château, Antoine arrêta un autre laquais pour lui demander où se trouvait la reine. Le domestique le considéra tout d’abord avec impudence mais, ne sachant pas s’il était gentilhomme, il préféra répondre d’un ton neutre.
— Sa Majesté s’est retirée au Petit Trianon, Monsieur.
Le visage d’Antoine s’assombrit. L’exposition royale était l’une des clés de voûte de la monarchie française. Dans ce pays, toute la vie du souverain et de sa famille était une
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