Dans l'ombre des Lumières
première fois, tout un peuple était réuni dans le but de régénérer la Nation. Avant cette date, je vous l’avoue, je n’avais jamais senti à quel point nous faisions partie d’une même famille ; il y avait là des gens du Nord et des Méridionaux, des Bretons et des Lorrains, des nobles et des roturiers, des clercs et des laïcs, mais surtout, assemblé autour de nous, le peuple, venu en masse assister à la procession. J’en avais les larmes aux yeux. Voilà tout l’enjeu de la réunion des trois ordres… Mais dites-moi plutôt, avez-vous déjà visité le château ?
— Je m’y suis rendu ce soir, un peu avant la tombée de la nuit ; malheureusement, les Suisses en faction n’ont pas voulu me laisser entrer.
— Vraiment ? Vous y entrerez demain, librement, comme tout le monde. Même les gens du commun peuvent s’y promener à condition de louer un chapeau et une épée. Seules les personnes marquées récemment par la variole, les moines mendiants et les catins, ont l’interdiction d’entrer. Savez-vous que l’autre jour, au jeu de la reine, Sa Majesté a été incommodée par une odeur particulièrement forte ; au bout d’un moment, elle s’est aperçue qu’un petit curé se tenait, humble, transpirant et timide, derrière son fauteuil. On dit que les courtisans en rient encore.
— L’affaire est plaisante en effet.
— Oui, elle l’est, mais, croyez-moi, un jour, tous ces petits marquis ne se moqueront plus de la roture comme ils le font aujourd’hui. Si vous aviez vu ces pédants à particule, poudrés comme des donzelles, enrubannés et couverts de leurs fanfreluches, si vous les aviez vus se dandiner, se forcer à rire ou s’extasier à chaque mot de la reine comme de méchants petits caniches, vous auriez compris à quel point ce monde vit loin du peuple et de ses préoccupations.
Chabrier ingurgita d’un trait une chopine de vin, comme pour refroidir sa colère.
— Et quelle femme est donc Marie-Antoinette, on dit tant de choses sur elle ?
— Bah ! L’Autrichienne ne songe qu’à son plaisir, c’est une question entendue. Les pamphlets exagèrent peut-être, mais souvenez-vous de l’affaire du collier et des frasques du cardinal de Rohan. Songez encore au Petit Trianon où il se commet bien des galanteries. Et n’oubliez pas que, si on l’appelait Madame Déficit, il y avait une apparence de raison. Le 4 mai, seul le carrosse de Marie-Antoinette fut accueilli par des huées…
Antoine avait, lui aussi, une image déformée de la reine. Les sentiments qu’il éprouvait pour elle, toujours très ambigus, oscillaient constamment entre la compassion et l’hostilité, la fascination et le dégoût. Après avoir porté les espoirs du jeune règne, cette femme cristallisait aujourd’hui sa banqueroute. Elle donnait même à Antoine l’impression étrange de l’avoir personnellement trahi. Elle l’avait fait, d’après lui, en jouant les têtes folles, les dépensières, en cocufiant cet impuissant couronné de Louis XVI, en se vautrant dans cette vie de luxure et de mœurs adultères que les Français lui avaient inventée. Au-delà de l’apparence d’une Messaline, Loisel ne soupçonnait même pas la jeune fille apeurée, qui avait dû, un jour, quitter sa famille et son pays pour se fondre dans le moule doré de Versailles. Il ne pouvait non plus concevoir la jeune femme délaissée ni la mère dont le fils aîné, très malade, était sur le point de mourir. Marie-Antoinette n’était pas un être de chair et de sang, mais un mythe qui suintait la bonne conscience et le fiel. Dans ce personnage de foire, Antoine voyait uniquement ses propres attentes, ses illusions et ses rancunes. Au fond de lui cependant, il restait davantage de curiosité que de haine. Il y avait un espace, un terrain vierge qu’il saurait peut-être un jour défricher. Mais pour le moment, la rumeur publique lui servait de pendule. Elle avait portraituré le monstre. On disait Marie-Antoinette lubrique, perverse, diabolique et le verdict de l’opinion était sans appel. Pourquoi un jeune Toulousain en eût-il douté ? Si le père de la Nation s’empêtrait chaque jour dans ses culottes de soie, c’était bien qu’une femme immorale, une vicieuse, lui avait ravi sa puissance royale.
— Et le roi, s’enquit Antoine, dans quelle disposition se trouve-t-il ?
— Oh, le roi… Il est plein de bonne volonté, sans doute, mais il est aussi le jouet de Mme de
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