Dans l'ombre des Lumières
qu’il entendit un énorme grondement ponctué d’exclamations. Des centaines de patriotes venaient en renfort attaquer la Bastille. Du côté des Célestins surgit soudain un colosse, suivi par des gardes-françaises et des citoyens armés ; c’était Pierre-Augustin Hullin, ancien soldat et directeur de buanderie ; au même moment, un groupe mené par Élie, sous-lieutenant au régiment de la Reine, déboucha par le faubourg.
Pierre joua de son instrument avec une ardeur redoublée. Tout aussi agité, Antoine mit son chapeau sur sa baïonnette, hissa son fusil et cria à pleins poumons :
— Nous sommes sauvés ! Hourra ! Vive la Nation !
Il se tourna alors vers Pierre, lui cajola rapidement la tête et lui fit jurer, sur l’honneur militaire, de rester à l’arrière pour rassembler les combattants. Touché par cette preuve de confiance, l’enfant obéit.
On disposa les canons en batterie dans la cour de l’Orme. Les détonations résonnaient dans tout le quartier. Des blocs de pierre tombaient avec fracas aux pieds de la Bastille tandis que les flammes dévoraient les bâtiments du gouvernement. C’était une ambiance de fin du monde.
Vers les cinq heures, le marquis de Launay fit passer un message dans lequel il menaçait de tout faire sauter si on n’acceptait pas une capitulation en bonne et due forme. Les assaillants répondirent par une fusillade et une gigantesque clameur :
— À bas les ponts ! À bas les ponts !
L’officier qui commandait les Suisses accepta alors de se rendre à condition que la garnison fût épargnée. Les gardes-françaises lui donnèrent leur parole. Un invalide ouvrit la grille, puis abaissa le pont-levis.
Ce fut la ruée. Ici ou là, on entendait crier : « Pas de quartier ! » Avec le sous-lieutenant Élie et quelques braves, Antoine pénétra dans la cour intérieure. Les défenseurs étaient alignés, les invalides à droite, les Suisses à gauche. Le marquis de Launay, vêtu d’un frac gris-blanc, se tenait immobile, appuyé sur sa canne. Il ne portait ni chapeau ni croix de Saint-Louis, mais un ruban ponceau, à la manière des militaires en négligé. Le Toulousain grimpa dans l’une des tours, s’aperçut qu’il était seul, monta encore un étage et se trouva en face d’un Suisse. L’homme, recroquevillé dans un coin de la pièce, paraissait pétrifié. Son visage était pâle comme un linceul, sa bouche noire d’avoir mordu des dizaines de cartouches et ses yeux reflétaient l’expression farouche d’Antoine ; le peintre s’en effraya lui-même. Il se calma, mit la baïonnette sur la gorge du Suisse et lui commanda de se lever. Ensemble, ils descendirent dans la cour où régnait un silence de mort. De l’extérieur, parvenait le tumulte de la foule qu’un piquet de gardes-françaises empêchait d’entrer. L’atmosphère était étrange, comme si la peur devenait suffocante. Des invalides et des Suisses tremblaient, priaient, se souillaient ; d’autres gardaient le silence et la mine fière, presque hautaine. On les fit sortir.
Le prisonnier d’Antoine fut littéralement happé par la foule et aussitôt taillé en pièces. Les massacreurs se jetèrent alors sur des officiers. On leur crachait au visage, on leur arrachait les cheveux, on leur donnait des dizaines de bourrades, de coups de bâton, de hache, de couteau. Les visages des agresseurs – hommes et femmes – étaient défigurés par la haine ; les tard venus, les lâches, ceux qui n’avaient rien fait, s’acharnaient plus que les autres encore. L’attroupement principal se forma autour du gouverneur que le vaillant Hullin tentait vainement de défendre. Arrivé devant l’Hôtel de Ville, le marquis n’était plus qu’un amas de chair sanguinolente. Il demanda la mort, puis asséna lui-même un coup de pied à l’un de ses gardes pour hâter sa fin. Il fut aussitôt criblé de baïonnettes, son cadavre rossé et traîné dans le ruisseau. Le garde que le gouverneur avait frappé, un cuisinier, lui trancha la tête au couteau, la ficha sur une pique et la montra au peuple.
Antoine croisa le regard du petit Pierre. Le garçon était figé, comme si cet orphelin, pourtant habitué à la violence extrême des rues, découvrait le fond de la nature humaine. Puis son expression se ferma, se fit presque neutre et il vint rejoindre Antoine.
III
La nouvelle était incroyable. Le peuple avait pris la Bastille. La stupeur et la joie succédèrent rapidement à
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