Dans l'ombre des Lumières
Belon, un officier de l’Arquebuse, que le peuple, surexcité, prit pour un traître. On l’entoura, on le maltraita, on voulut l’assommer, mais il parvint finalement à s’échapper. De l’endroit où il se tenait, Antoine ne saisissait pas grand-chose, excepté quelques charivaris.
Au bout d’une demi-heure, Thuriot sortit de la forteresse. Son visage était dur, son expression arrogante et froide. Il s’éloigna à grands pas, sans dire un mot, sous les insultes. Antoine ignorait ce qui se tramait. La tension devint insupportable.
— Nous voulons la Bastille, en bas la troupe, troussons la vieille putain !
La marée humaine s’approcha du premier pont-levis. Des invalides agitèrent leur chapeau, comme pour inviter le peuple à entrer ; d’autres, en revanche, leur demandèrent de reculer. Mais la distance et le tumulte couvrirent leurs voix. Des insurgés grimpèrent alors vaillamment sur le toit d’une maison, glissèrent dans la cour du gouvernement et brisèrent les chaînes du pont-levis à coups de hache. L’ouvrage s’abattit au milieu d’un immense fracas et la foule s’élança aussitôt vers le second pont-levis. Son élan fut rapidement brisé par le feu de la garnison. Ce fut l’hécatombe. La masse, qui ignorait tout, crut que le gouverneur l’avait attirée dans un piège.
Antoine se trouvait lui-même dans une agitation extrême. Il venait de voir un cadavre sanglant que des émeutiers promenaient dans une civière afin d’attiser la fureur du peuple. En quelques secondes, il décida de se joindre à la mêlée. Mais il lui fallait encore trouver des balles.
Il alla en quêter, à l’extérieur, parmi les groupes. Un horloger lui donna des clous qu’il venait d’acheter à l’ Épicier du Coin du Roi , sur la place de Grève ; d’autres lui cédèrent des chevrotines et, avec ce butin dérisoire, il partit au combat. Il fallait avoir vingt ans et la naïveté d’Antoine pour se lancer dans une telle équipée. Il ne songeait qu’à tirer quelques volées de ferraille sur la gueule de l’hydre. En pénétrant dans la cour, il vit les premiers cadavres joncher le pavé, puis les blessés qu’on tentait d’emmener sur des cadres de toile jusqu’à l’église des Minimes.
Il avança encore. Les balles sifflaient à ses oreilles. Des corolles de fumée surgissaient des meurtrières. L’ennemi demeurait inaccessible ; ce n’était pas une bataille, mais un jeu de massacre. Un adolescent, touché en pleine tête, s’effondra raide mort à dix mètres de lui. Il avança encore. Ses veines se glacèrent. Son arme glissait de ses mains trop moites. Mais chaque fois qu’il voyait des hommes progresser par les flancs, il reprenait courage. « Mordious ! Je vais leur montrer à ces gueux de Parisiens ! » Ce jour-là, l’honneur de toute la Gascogne pesait sur ses épaules.
Il fit quelques décharges de clous puis de chevrotine complètement inutiles. Il resta une demi-heure ainsi, sans pouvoir avancer ni reculer, immobilisé par un feu de mousqueterie. Il n’y avait rien pour se mettre à l’abri : les insurgés s’étaient entassés près des grilles ou sous la voûte de la porte de bois, dans la cour de l’Orme. Loisel était courageux mais pas suicidaire. Il ressortit, tout ruisselant de sueur ; sa gorge le brûlait atrocement. Il devait boire tout de suite. Il cria : « À boire ! », comme on donne un ordre, et une fruitière vint le désaltérer de son vieux broc de grès.
Une fois requinqué, il se mêla aux attroupements pour se tenir au courant. Les assaillants étaient bloqués. On plaça un petit canon de bronze au passage de Lesdiguières et un joli fût damasquiné d’argent près du cul-de-sac Guéménée. Mais ils ne firent qu’égratigner le monstre. Un brasseur du faubourg proposa de tout brûler. Un autre eut l’idée d’enflammer de la paille mouillée pour aveugler la garnison. En l’espace d’un éclair, trois charrettes furent jetées aux pieds de la forteresse et une nouvelle vague d’assaillants s’en alla mourir avec panache dans la cour funèbre.
Le désespoir gagnait les Parisiens. Lors de la seconde vague, Antoine fut touché au bras. La blessure n’était pas sérieuse. On le soigna rapidement dans les cuisines, transformées en hôpital de fortune. Le chirurgien-major versa de l’eau-de-vie sur la plaie et l’entoura d’une bande de taffetas de France. Loisel n’était pas peu fier de son entaille ; il la
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