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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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derrière, mais lorsqu’il vit le garnement nippé de haillons, les yeux cernés et les joues creuses, il le laissa faire.
    — Vas-y, garde-le donc, lou pitchoun , j’en prendrai un autre, mais qu’est-ce que tu vas en faire de ton escopette ?
    — Eh ! Me battre contre les houzards , pardi ! J’en ai déjà tué un ce tantôt…
    — Ah oui, vraiment ? interrogea Antoine en riant.
    — Si vous m’croyez pas, n’avez qu’à demander au roi des gueux.
    — Et qui est donc ce roi des gueux, badina le Toulousain que ces enfantillages détendaient un peu.
    — Ben, Chartier, dit Caboche, répondit l’enfant comme si Antoine était le dernier des ignorants.
    Il salua le gamin et rejoignit en courant le gros de la troupe. Les Parisiens avaient des fusils, mais il leur manquait de la poudre et des balles.
    — Fieu ! À la Bastille, y a des tonneaux par centaines, lança un ouvrier du faubourg, alors qu’ils s’approchaient en meute de l’Hôtel de Ville. Hier, j’ai vu les Suisses décharger les charrettes de l’Arsenal.
    — Et tu vas y entrer comment à la Bastille, imbécile, lui demanda un garçon boucher, en volant de tes propres ailes ?
    Quelques compères ricanèrent à belles dents. Dissuasif, le moqueur serrait contre lui un couteau de cuisine.
    — Allons plutôt demander l’avis de messieurs les électeurs, intervint sagement un clerc de notaire.
    Arrivés en Grève, ils apprirent qu’une députation se trouvait à la Bastille pour demander au gouverneur de retirer ses canons. Il était près de midi. Antoine, qui ne devait pas reprendre le service avant la nuit, décida de s’y rendre à son tour. On lui donna un cornet de poudre, qu’il déposa dans sa giberne, et il se mit en route.
     
    Il connaissait bien le faubourg, mais ce jour-là, quand il vit se dresser l’immense forteresse avec ses tours de vingt mètres, son donjon, ses ponts-levis, ses meurtrières, il ressentit une sorte de spasme. Il avait l’impression d’être une fourmi qui galopait avec ses congénères sous le pied levé d’un géant. Bien que le soleil s’approchât du zénith, la prison projetait toujours son ombre froide sur la place, enveloppant même les abords de l’Arsenal. Il y avait des femmes, des enfants, des prêtres et des vieillards ; la plupart n’étaient que de simples curieux ; d’autres brandissaient des bâtons, des faux, des broches à viande, des fourches et des tranchoirs.
    La forteresse, réputée imprenable, était défendue par des invalides et une poignée de Suisses de Salis-Samade. Sur les plates-formes pointaient les canons, qu’on avait rechargés à mitraille le jour de l’octave du Saint-Sacrement, puis à la veille de la Saint-Jean, ainsi qu’une douzaine de fusils de rempart qu’on appelait plaisamment les amusettes du maréchal de Saxe . Comme beaucoup de citoyens, Antoine haïssait la Bastille ; il la considérait comme le symbole du despotisme. Il l’imaginait hantée par d’improbables masques de fer ou de nobles vieillards, tout décharnés, abandonnés de Dieu et victimes d’intrigues courtisanes. Dans cet antre, se pratiquait selon lui une torture surannée et s’ourdissaient des complots de légende. La Bastille, cette vieille marâtre, s’élevait encore, anachronique et impudente, fistule abjecte, véritable tumeur noire, enkystée dans le corps des Lumières.
    On vit les canons s’éloigner des embrasures. Ici et là, les gens s’interrogeaient en lançant des rumeurs. Tenaillé par la faim, harassé de fatigue, le peuple voyait des complots partout. Un demi-fou cria même à l’oreille d’Antoine que l’heure du Jugement dernier avait sonné.
    — Voilà bien longtemps que les députés n’ont point montré leur museau s’exclama un menuisier qui avait le regard d’un assassin et le verbe d’un poète.
    — Le gouverneur de Launay les a sûrement jetés dans un cul-de-basse-fosse !
    — Ou peut-être égorgés !
    — Morgué ! jura une poissarde. C’te diable de marquis-lô z’allions tous nous faire crever avec ses foutus canons… Tout’ bonne femme queu chuis, si j’l’avois sous la main, j’lui torcherions ben la gueule à coups de sabots.
    Les commentaires firent ainsi dix fois le tour de la forteresse. L’ambiance était surchauffée. Une députation, menée par l’avocat Thuriot de la Rosière, pénétra dans la Bastille au moment où les premiers parlementaires en sortaient. Parmi ces derniers se trouvait

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