Dans l'ombre des Lumières
porta comme une décoration. Il s’assit un moment dans le jardin de l’Arsenal. Installé près de lui, un vieil homme aux yeux clairs et au visage basané, criblé de rides, lui prêta sa pipe et un peu de tabac. Le Toulousain n’avait pas l’habitude de fumer ; il toussa longuement avant d’aspirer quelques bouffées plus agréables. La tête lui tournait. Il était ivre au milieu d’une scène fantastique. Pendant une seconde, il se demanda ce qu’il faisait là, lui, Antoine Loisel, le peintre destiné à l’Académie royale, fils d’un riche marchand de Toulouse. N’était-il pas un peu fou de tirer ainsi à la grenaille sur la forteresse de son roi ? Et puis, diable ! Autant fouetter un éléphant avec une plume !
En regardant autour de lui, il reconnut subitement le gamin qu’il avait croisé le matin même aux Invalides. L’enfant se dirigeait allègrement, l’arme au poing, vers la cour des « suicidés ». Antoine se dressa d’un coup, courut jusqu’à lui et le retint par l’épaule.
— Et mon petit, où vas-tu donc comme ça ?
— Je vous l’ai déjà dit, je vais me battre.
— Attends, ne fais pas l’idiot…
Le garnement essaya de se dégager, gigota comme un damné tout en glapissant et en ruant dans les tibias d’Antoine. Celui-ci ne lâchait pas prise. Son bras blessé lui faisait atrocement mal, mais il serrait les dents.
Un attroupement se forma progressivement autour d’eux.
— Qué donc qu’tu lui veux à c’petiot-lô, mugit une mégère avec un fort accent de l’Ouest.
— L’empêcher de faire des carabistouilles, répondit le Toulousain sur un ton qui ne souffrait pas de réplique.
Le gamin venait encore de lui cogner le bras et Loisel, qui se retenait de hurler, lui décocha une gifle phénoménale.
— Tu vas te calmer, dis ?
Le jeune monstre pleurait d’impuissance et de rage, mais lorsqu’il vit le sang d’Antoine couler à nouveau de sa plaie, il s’apaisa un peu. L’attroupement s’était dispersé.
— Pourquoi qu’vous voulez pas me laisser tranquille, M’sieur, j’veux me battre moi aussi. J’vous en prie, laissez-moi M’sieur, qu’est-ce que ça peut vous foutre ?
— Tu es trop jeune.
— C’est pas vrai, le plus jeune des combattants à huit ans, j’l’ai vu.
— De toute façon, j’ai besoin de toi, improvisa Antoine.
— Pourquoi faire ? maugréa le môme de sa voix aiguë tout en séchant ses larmes.
— Parce que… parce que j’ai besoin de battre la générale pour réunir de la poudre et des balles.
— Mais j’ai pas de tambour, moi, j’ai mon fusil et…
— Arrête donc de discuter, pitchoun , on va t’en trouver un. Imagine que grâce à toi, la bataille pourrait être plus facilement gagnée.
Le gamin le considéra d’un air à la fois agacé et intrigué.
— Eh ! Mignon, tu crois que les batailles ça se gagne seulement avé la carabine !
— Vous en savez quoi vous d’abord, vous n’êtes pas soldat…
Antoine ne répondit pas à cette provocation et pressa le pas tout en agrippant le bras du galopin.
— Écoute, si tu fais bien ce que je te dis, je te donnerai un écu ; je sais que tu n’es pas ici pour l’argent, mais tous les militaires ont le droit à une solde. Et puis, si tu sais bien t’y faire, on te prendra un jour dans un régiment.
Le petit ouvrit de grands yeux ; cette somme et la perspective de servir lui parurent incroyables.
— Comment tu t’appelles pitchoun ?
— Pierre.
— Pierre comment ?
— J’sais pas, M’sieur.
Antoine n’insista pas. Il venait de repérer un garde-française, assis près d’un tambour. Le soldat, tout d’abord surpris, accepta finalement de lui prêter son instrument. Le duo commença à tourner autour de la Bastille. L’aîné tendait son chapeau comme un mendiant tandis que le petit drôle criait de sa voix flûtée d’enfant :
— Des balles, bonnes gens, donnez des balles pour nos vaillants combattants. Des balles pour les patriotes !
Et il tapait allègrement sur sa caisse. Les gens donnaient ce qu’ils avaient ; une Parisienne élégante, venue assister au spectacle, lui caressa même la joue. Le feutre de Loisel fut bientôt rempli. Pierre s’arrêta et regarda le peintre avec confiance comme s’il attendait la décision d’un grand frère.
— Et maintenant ?
Antoine se demandait comment il pourrait retourner au combat tout en se débarrassant du petit. C’est alors
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