Dans l'ombre des Lumières
talent et le succès. Quant à moi, je partage assez l’avis de la baronne de Staël qui prône l’auteur anglais.
Les regards de Neuville et de Loisel se croisèrent avec satisfaction. Antoine repéra que Mlle de Morlanges souriait de son ignorance, non pas d’un air moqueur mais avec une pointe d’attendrissement.
— Bah ! intervint Montfort, goguenard. De toute manière, nous ne pourrons plus aller au spectacle sans demander la permission de la canaille. Savez-vous que le 12 juillet, une bande de marauds déguenillés nous a sommés de quitter l’opéra ? Et imaginez donc sur quel ordre. Celui du Palais-Royal ! Le lendemain, un de mes laquais, qui refusait de crier « vive la Nation », fut même rossé copieusement par trois ivrognes. Ces coquins rendent désormais leurs ordonnances et veulent être obéis sur-le-champ, à peine de la vie.
Les convives échangèrent des regards un peu gênés car le chevalier venait de rompre le contrat tacite qu’ils s’étaient fixé.
La duchesse de Gonzague acquiesça cependant au discours de Montfort.
— Tout cela est le résultat de la corruption des mœurs. On se moque d’ailleurs de tout aujourd’hui, assura-t-elle, on raille son propre père, le roi, Dieu lui-même.
— Vous avez raison, confirma le comte de Neuville, on se moque de tout aujourd’hui, sauf de soi-même.
Ni le chevalier ni la duchesse ne comprirent que ce trait leur était en partie destiné.
— Que vous avais-je dit, reprit Montfort sur un ton aigre, le jour où Monsieur Loisel nous a fait l’honneur de sa première visite…
Il y avait tant de mépris dans ce préambule qu’Antoine brûlait de répondre, mais il était impensable qu’un oison de sa condition se permît d’ouvrir la bouche devant une assemblée de grands seigneurs.
— … oui, poursuivit Montfort avec frénésie, je vous l’avais dit, la liberté de la plèbe tourne à la licence. Nous avions déjà eu l’affaire Réveillon, des centaines de fripons heureusement dispersés par la troupe. Si vous aviez vu, comme moi, tous ces excréments humains se presser dans le faubourg ! Ce fut la dernière fois que le roi daigna contenir cette tourbe dans les bornes du devoir.
— Mon cher, vous parlez du peuple, s’offusqua le comte de Neuville.
— Et qu’est-ce donc que ce peuple dont on nous rebat les oreilles, une sorte de dieu infaillible devant lequel nous devrions nous prosterner ? Pour moi, je m’y refuse. Pensez donc aux journées effroyables que nous avons vécues. Ignorez-vous que chez les lazaristes, on a retrouvé les cadavres d’une centaine de ces gueux ? Ils s’étaient enivrés à mort avant de crever au milieu de leurs propres ordures. Savez-vous encore que devant la Bastille une bande de drôles s’était mis en tête de brûler vive Mlle de Monsigny – ils l’avaient prise pour la fille du gouverneur ! Savez-vous enfin que ces factieux, ceux-là même qui avaient attaqué la forteresse, furent sur le point d’être déchirés par leur propre troupe ? Voilà le peuple ! Il ne sera jamais qu’une foule et la foule une putain furieuse ; elle vous caresse le matin pour mieux vous étrangler le soir.
— Vous vous oubliez, s’indigna Mme de Nogaret en riant nerveusement. Vous voici soudain d’une telle grossièreté !
— C’est le langage que me suggère la lie du peuple, ma chère. Mais je vous prie de me pardonner.
Antoine se redressa tout d’un coup sur sa chaise. Tout en rougissant, il dit d’une voix étranglée par l’émotion.
— Je… je ne voudrais surtout pas alimenter la dispute ; sachez cependant que j’ai approché ce peuple de près, qu’en effet, l’extrême dénuement dans lequel il se trouve le conduit parfois à s’enivrer ; je l’ai vu pourtant accomplir les actions les plus glorieuses et braver la mort crânement pour défendre une cause de laquelle les plus modestes ne retiraient aucun avantage matériel ; des représentants de ce peuple, si méprisé, risquèrent même leur vie pour protéger Mlle de Monsigny ou le malheureux de Launay. C’est là une noblesse que nous pourrions du moins leur reconnaître.
L’outrecuidance d’Antoine était si inattendue que Montfort demeura bouche bée. Le Toulousain, encore tourneboulé, croisa le regard admiratif d’Amélie de Morlanges. Les yeux brillants de la jeune femme approuvaient apparemment cette hardiesse. L’abbé Renard, en revanche, lui adressa un coup d’œil
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