Dans l'ombre des Lumières
Calas. Quant au peuple, je crois mieux le connaître que nos bateleurs d’estrade, je vis quotidiennement avec lui, je vois sa misère atroce, je connais son désespoir. Mais la question n’est pas là. Que le gouverneur soit innocent ou coupable, est-ce à nous d’en juger ? Que savons-nous de sa vie pour nous permettre de le condamner ? Selon toi, chaque portefaix, chaque catin de la Halle, chaque bourgeois pourrait, sur l’heure, et à discrétion, se faire accusateur public, juge et bourreau ?… N’oublie pas, mon cher enfant, l’importance que revêt pour nous, chrétiens, la notion de miséricorde ; que nous soyons catholiques ou protestants, elle est capitale.
Voyant qu’il avait suffisamment sermonné son pupille, l’abbé Renard n’insista pas.
— Bien, maintenant, nous voilà arrivés, j’ai hâte de rencontrer cette jeune personne dont tu m’as parlé.
Ils pénétrèrent dans le salon de l’hôtel où les attendaient déjà les convives, Montfort, Neuville, Virlojeux, Amélie de Morlanges et, bien entendu, la maîtresse de maison. Le peintre distingua un visage inconnu au sein du groupe. Gabrielle de Nogaret s’approcha de lui au milieu d’un friselis d’étoffes.
— Venez donc que je vous présente Mme la duchesse de Gonzague.
Le Toulousain fit une discrète révérence tout en examinant l’aristocrate. Elle était en cheveux, c’est-à-dire sans chapeau, et portait seulement un œil de poudre sur la tête. Elle était cependant si fardée que ses rides ressortaient en larges sillons ombrés et que le noir de ses yeux tranchait sur la pâleur de son visage de manière disgracieuse.
Gabrielle de Nogaret continua les présentations avec l’abbé Renard. Antoine resta seul, prostré. Il n’avait d’yeux que pour la ravissante Poitevine. Elle portait un pierrot de pékin rayé et un fichu en gaze de Chambéry, bordé d’une blonde magnifique. Il la trouva si belle qu’il en devint lourdaud. Amélie lui lança un regard furtif accompagné d’un sourire de circonstance. « La jolie diablesse m’a déjà oublié ! » songea-t-il. Et cette indifférence présumée ranima aussitôt sa flamme.
Les convives prirent place autour de la grande table frangée d’or. Virlojeux ne disait rien. Comme dans la diligence, lors de leur première rencontre, il se contentait d’observer. Il semblait soupeser la moindre information avant de la passer au crible de son intelligence.
Il régnait dans le salon une atmosphère particulière ; en multipliant les propos convenus, chacun s’efforçait d’éviter les sujets les plus pénibles. Les têtes tranchées par le peuple avaient délimité une nouvelle frontière entre des gens qui s’étaient crus un instant du même monde.
La duchesse de Gonzague agita son éventail tout en se tournant légèrement vers Gabrielle de Nogaret.
— Avez-vous quelques bonnes pièces de théâtre à nous recommander, ma chère ? Votre jugement sera pour moi le meilleur des verdicts.
— Les bonnes pièces sont fort rares, répondit la maîtresse de maison avec dépit. Quant aux autres, les sifflets dont le public les gratifie nous empêchent d’en mesurer toute la médiocrité. Les Parisiens ne savent pas de combien de saillies ils nous privent ainsi. Vous l’avez constaté, en raison du chahut, la plupart des représentations ne dépassent guère le premier acte.
— Tout le monde veut écrire aujourd’hui, surenchérit Neuville d’un air facétieux. Mais la suffisance des sots leur interdit de borner leurs capacités ; ce sont les huées des spectateurs qui doivent finalement s’en charger. Vox populi …
— Pardonnez-moi, ajouta Gabrielle plus offensive, mais le goût du public ne permet pas d’évaluer le talent littéraire. Qui nous dit que William Shakespeare, tant moqué par M. de La Harpe, et largement ignoré par les Français, n’est pas en réalité un génie ?
Antoine se pelotonna dans son siège car il n’avait jamais rien lu de ce Shakespeare-là. Il priait pour qu’on ne l’interrogeât pas sur le sujet.
— Qu’en pensez-vous, Monsieur Loisel, demanda pourtant Gabrielle de Nogaret avec une étincelle de cruauté, Shakespeare n’est-il pas un grand dramaturge ?
Tous les yeux étaient braqués sur Antoine.
— Eh bien, je…
— Votre question est intéressante, intervint Neuville en sauveur, mais il est difficile d’y répondre, car il faudrait connaître, pour chaque œuvre, le rapport entre le
Weitere Kostenlose Bücher