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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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plus sur Pierre ou sur lui-même.
    — Qu’est-il devenu ensuite ?
    — Il a connu les longues années d’hospice, comme tous les orphelins, les grandes salles tristes, les prières interminables, la discipline, le travail… Puis on l’a jeté dans la rue, à huit ans, sans argent, sans rien. Il a volé pour manger ; un jour, les hommes du guet l’ont arrêté et conduit à la Correction. Il y a vécu deux ans au milieu d’un peuple de rebuts, avec les caducs, les aliénés, les paralytiques, les vénériens, et tout un ramas de voleurs et d’assassins. Bicêtre, pour un enfant, c’est l’enfer, l’université de la crapule, la Sorbonne du crime. À moins de dix ans, Pierre avait déjà assisté au viol d’un adolescent par un prisonnier. Et, quelques mois plus tard, un jeune voleur s’est fait égorger devant lui à l’aide d’un bris de verre tranchant. C’était dans la cour, alors qu’il sortait du réfectoire. Le gamin s’est étouffé dans son propre sang. On l’accusait d’avoir parlé à la police. À cette école-là, les règles s’apprennent vite.
    Antoine n’osait plus intervenir. Elle reprit son souffle.
    — À la Correction, dans les pavillons où sont resserrés les enfants, il faut toujours paraître plus dur, plus coriace que les autres. Il faut se battre au réfectoire pour manger, se battre au dortoir pour dormir, se battre dans la cour pour être respecté. Treize heures de travail par jour et quelques minutes à laper une soupe infecte et à réciter des cantiques sous la surveillance d’un prêtre… Je l’imagine souvent, Pierre, avec son frac, sa culotte de tiretaine grise, son bonnet de laine et ses sabots poudrés de poussière. Je connais ce sentiment de solitude. C’est une chose difficile à décrire. On attend, jour après jour, année après année, et on sait bien pourtant qu’il n’y a rien à attendre. Cet enfant-là est un survivant, Antoine. Il a survécu au froid de la rue, à la solitude de l’hospice, aux bagarres des prisons… Je l’admire pour ça.
    Jeanne demeura immobile dans la demi-obscurité de la pièce et se tut comme lassée par son propre récit. Antoine n’osa lui répondre. Il lui semblait que tout ce qu’il pourrait dire serait désormais inutile. Lorsqu’il se leva enfin pour la saluer, leurs regards restèrent accrochés pendant un instant. Elle vit que le jeune homme était bouleversé et, ce jour-là, il n’y eut pas d’autres explications entre eux.
     
    Le lendemain, il retourna au faubourg Saint-Marcel, sans prévenir. Une heure plus tôt, il s’était rendu sur les quais pour y acheter un tambour. Profitant de l’absence de la troupe, qu’il savait à l’embauche ou en maraude, il avait déposé l’instrument dans la mansarde. Il aurait bien voulu voir le visage de Pierre lorsque celui-ci découvrirait le cadeau. Mais, par pudeur, il avait préféré s’éclipser. Il n’aimait pas afficher ses émotions ; dans ces moments-là, il devenait encore plus gauche qu’à l’ordinaire. Il pensait d’ailleurs que Pierre lui ressemblait sur ce point. Une fois le tambour en place, il s’était donc empressé de filer, heureux comme un enfant d’avoir préparé une bonne surprise.

4
    Les mascarades

I
    Une dizaine de jours s’écoulèrent sans qu’il eût des nouvelles de ses amis. Il ne cherchait pas à en obtenir, trop absorbé qu’il était par les travaux de l’Académie et le service de la garde nationale. Un matin de septembre, alors qu’il s’apprêtait à partir pour le Louvre, un valet de Mme de Nogaret vint déposer un billet à son attention. Gabrielle lui annonçait que sa nièce était de retour à Paris et qu’elle serait ravie de pouvoir l’accueillir, l’après-midi même, dans son hôtel du faubourg Saint-Germain. Le Toulousain exultait. Il avait tellement attendu ce jour qu’il se sentait oppressé. Il pensait qu’il n’aurait pas le temps de se préparer. Il fouilla nerveusement dans l’armoire où ses vêtements étaient rangés sans parvenir à se concentrer.
    L’heure venue, il se jeta dans une voiture ; il ne cessa de s’y tortiller et de presser le cocher ; plus il approchait du faubourg, plus son cœur battait la chamade. Il ignorait lui-même qu’il était à ce point impressionnable. C’était insensé, il la connaissait à peine ! Et de quoi lui parlerait-il ? Du Bas-Poitou ? Encore ? Ce serait d’un ennui mortel ; il ne fallait pas lui servir ce plat

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