Dans l'ombre des Lumières
cruellement défaut et cela, au moment où j’en avais le plus besoin. Le personnel, le temps, l’argent, tout me manque, mon cher.
— Et le duc ?
— Ah le duc, le duc ! répéta le gazetier en levant les bras comme pour signifier son impuissance.
Virlojeux prit soudain un air mystérieux.
— Puis-je vous confier un secret de la plus haute importance ?
— Bien sûr, je suis votre ami, n’est-ce pas ?
— Me jurez-vous de n’en rien dire à personne ?
— Parlez, je vous en conjure.
— Soit. La chose est simple, murmura-t-il en jetant des coups d’œil méfiants autour de lui. Je ne suis pas sûr que le prince marche suffisamment dans le sens de la Révolution.
— Comment ? Cet homme qui a tant œuvré pour le peuple, qui adopte des idées avancées, un imposteur ?
— Tout doux, tout doux. Et parlez moins fort, s’il vous plaît. Attention, je ne dis rien de tel, je vous fais seulement part de mes soupçons. C’est moins le double jeu de cette cervelle princière qui m’inquiète que son inconsistance. Mirabeau l’a compris depuis longtemps. Même dans la conspiration, Orléans ne sera jamais qu’un dilettante. Et puis, n’oubliez pas qu’il est noble avant d’être patriote – s’il est d’ailleurs vraiment ce qu’il prétend…
— Vous en doutez donc.
— Je vous dis qu’il ne s’agit encore que de soupçons, mais songez à l’importance de la Révolution, à l’avenir de la France. Un individu n’est rien devant cela, quel que soit d’ailleurs son rang, quelles que soient même les bontés qu’il a pu avoir pour nous, le peuple. Après tout, nous ne devons rien à ces gens, ils ne font que nous rendre ce qu’ils nous ont volé depuis des siècles.
— Sans doute, mais tout de même, n’est-il pas un peu tôt pour…
— Non, je vous assure. Voyez comme la Révolution est sur le fil du rasoir ! Tout peut encore basculer. Il faut être intransigeant si nous voulons régénérer la Nation. Autour du roi, l’aristocratie s’agite, intrigue et défait chaque jour l’ouvrage tissé par l’Assemblée. Vous savez quel est le caractère de Louis, sa faiblesse, son indécision ; certains courtisans le mènent par le bout du nez. Voyez encore ce veto que le roi voudrait s’octroyer 1 . Avec cette arme dans ses mains, la future Constitution ne serait plus qu’un chiffon. Nous ne pouvons le permettre. Et si nous cédons sur ce point, tout est perdu.
— Mais s’il résiste.
— Le roi ? Vous plaisantez ! Le peuple est prêt à marcher sur Versailles pour le ramener à la raison.
Antoine demeura pensif quelques instants. Il ignorait que le Bourbon eût tant perdu de sa majesté. Il savait que seule une minorité de députés était contre le veto. Mais était-ce le nombre qui comptait ? Quelques citoyens, tel l’abbé Sieyès, n’avaient-ils pas raison contre la majorité ?
— Le parti de la reine ou celui de Mounier voudrait éloigner le roi de la capitale, poursuivit Virlojeux, mais cela aussi, nous ne pouvons le tolérer.
— Toutes ces brochures contre le veto partent bien du Palais-Royal, vous qui êtes si proche du prince, le savez mieux que moi.
— Proche ? Je l’étais mon ami, mais ne le suis plus désormais. J’ai pris mes distances depuis peu, bien que les âmes damnées du prince – ce débauché de Sillery, cet intrigant de Laclos – m’aient pressé de n’en rien faire. Je chéris trop la liberté. Je ne veux dépendre que de moi-même et choisir, non pas de suivre un homme, mais de me fier seulement à la pureté de ses idées.
— Je comprends, fit Antoine, songeur.
Le Toulousain admirait cette abnégation, la manière si rare qu’avait Virlojeux de dédaigner la protection des puissants pour demeurer fidèle à ses convictions. Cet homme conversait librement avec tout ce qui comptait dans la Révolution, ce bienfaiteur avait l’oreille du prince d’Orléans, il aurait pu se bâtir une fortune, et voilà qu’il écartait tout cela d’un battement de cil ! Un Romain de la République n’eût pas manifesté plus de rigueur dans la défense de ses principes !
— À propos, reprit Gaspard moins solennel, comment se portent donc vos amours ?
— L’heure est peut-être mal choisie…
— Non, au contraire, il faut profiter de la vie quand il est encore temps, surtout dans des périodes aussi troublées. Carpe diem .
Loisel fut un peu surpris par la franchise d’une telle réplique.
— J’ai
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