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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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chambre, l’atmosphère devint sinistre. Jeanne et Antoine n’osaient plus se regarder. Puis, la fripière, d’habitude si réservée, s’emporta violemment.
    — Qu’as-tu fait ? Pourquoi insister ? Parce que tu es riche, tu crois que tu peux venir ici nous insulter, nous donner des ordres et nous menacer ? Garde ton sale argent, on n’en veut pas, on n’en a pas besoin… Et maintenant va-t’en ! Ça vaut mieux pour tout le monde.
    Le jeune homme était abasourdi. Il ne savait pas comment réagir. Pendant un instant, il eut envie de répondre avec la même virulence ; mais il se souvint de la goujaterie dont il avait fait preuve envers Mme d’Anville. Il se retint. Jeanne méritait autant de respect qu’Éléonore.
    — Qu’est-il arrivé au gamin ? balbutia-t-il.
    La fripière ne répondit pas. Elle tourna la tête en attendant de se calmer. Antoine observa la blancheur de sa peau, le gonflement nerveux de ses seins.
    — Je t’en prie, réponds-moi… Je ne voulais pas le blesser…
    Elle le fixa pour essayer de savoir s’il était sincère. Son visage se détendit un peu, sa voix se fit plus douce.
    — Tu ne sais pas ce qu’est Bicêtre ?
    — Tout le monde le sait… Un hospice, un asile d’aliénés et une prison.
    — Ignores-tu qu’on y envoie les enfants des rues avec les meurtriers et les putains ?
    — Non, bien sûr, mais j’ignorais qu’on les fouettait jusqu’au sang… Pierre n’a que onze ans et son dos est plus crevassé que celui d’un galérien…
    — Un des geôliers le haïssait parce qu’il s’était refusé à lui. Il ne ratait jamais une occasion de le corriger. Il lui avait juré que si jamais on le renvoyait à l’hospice, il l’écorcherait vif. Et Pierre y est retourné… Dès son arrivée, deux gardes l’ont attaché par les mains et par la taille à des crampons de fer scellés dans le mur. Puis le correcteur est venu lui donner le ravigrolet , c’est comme ça qu’on appelle le fouet à Bicêtre. Ce geôlier est méchant comme un âne rouge. Il jouit en frappant les enfants. Oui, dame ! Le bougre, il jouit.
    — Pourquoi était-il à Bicêtre ?
    — Pour vol. La première fois, il avait neuf ans. La seconde, on l’a ramassé parce qu’il traînait dans la rue. Mais la rue, c’est chez lui, il y est né, il n’a pas d’autres endroits où aller…
    Elle s’interrompit un instant.
    — Bon Dieu ! Antoine ! Comprends-tu qui est Pierre ? Depuis qu’il sait marcher, il vit au milieu des voleurs, des fous et des assassins.
    — Et sa mère ?
    — Bah ! Une de ces pauvres filles engrossée sur un tas de fumier par un valet de ferme… ou alors une servante abusée par son maître. La suite n’est pas difficile à imaginer. À peine nettoyé, aussitôt langé, elle a déposé l’enfant devant une église ou dans le tour d’un hospice, le soir, pour ne pas être repérée. Deux mains blanches, des mains propres de religieuse l’ont alors recueilli pour le mettre dans un lit de fer, au milieu d’une grande salle froide, en compagnie d’autres nourrissons. La nonnette l’a sans doute réchauffé pour le garder en vie. Elle lui a peut-être même caressé la joue… Les premiers temps, il en meurt des dizaines. Tout à coup, ils ferment les yeux, arrêtent de hurler et d’agiter leurs petits poings. Ils disparaissent comme ça, sans raison… Les survivants sont envoyés chez la nourrice. Pierre se souvient un peu de la sienne ; elle lui chantait des chansons et lui offrait son téton à sucer comme une friandise. Elle le débarbouillait avec sa salive, comme elles le font toutes. Je suis sûre qu’il en a encore le goût salé dans la bouche. Cette onction l’a sauvé.
    — D’où vient-il, personne ne le sait ?
    — Non, à part Dieu, personne. Et puis, d’ici ou d’ailleurs, enfant trouvé ou orphelin, qu’est-ce que ça change ? Évidemment, il y a le voyage. Il faut dire que ce n’est pas une bagatelle. Les gamins sont transportés debout dans des boîtes de fer capitonnées et la moitié d’entre eux meurent étouffés ou gelés avant d’arriver à Paris. C’est tellement triste de voir ces petits tout raides, avec la douleur qui se lit encore sur leur visage.
    Antoine ne dit pas un mot. Cette histoire évoquait de très loin la sienne, la perte qu’il avait subie à huit ans, le manque d’amour maternel ; sa gorge était nouée. Mais il voulait écouter ; sans doute apprendrait-il quelque chose de

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