Dernier acte à Palmyre
ses attributions étaient multiples : nos musiciens dansaient également, et proposaient des plateaux de nourriture aux spectateurs. Il leur arrivait même de distraire des membres du public après le spectacle…
Avec eux se trouvaient des machinistes aux jambes torses en compagnie de leurs femmes, des matrones qu’on aurait été mal avisé de bousculer quand elles attendaient devant chez le boulanger. Si l’origine des musiciens était assez diverse, et s’ils vivaient dans un certain désordre, il n’en allait pas de même des machinistes. Très proches les uns des autres, ils étaient particulièrement ordonnés. À chaque fois que nous faisions étape quelque part, ils étaient les premiers à s’établir. Leurs tentes formaient des rangées bien droites, et ils s’empressaient d’installer leurs arrangements sanitaires perfectionnés à un bout de leur bivouac. Ils partageaient un grand chaudron dans lequel les femmes cuisinaient à tour de rôle. Un plat en sauce était d’ailleurs en train d’y mijoter, et ses vapeurs qui venaient jusqu’à mes narines soulevaient mon estomac encore fragile.
— Pourquoi êtes-vous tous aussi tendus ?
— Mais enfin, d’où sors-tu, Falco ? s’exclama le joueur de cymbales au nez en bec d’aigle en jetant une pierre à un chien.
Heureusement pour moi, il avait visé le chien.
— Je te l’ai dit : couché avec une bonne cuite.
— Oh ! tu as vite adopté l’attitude d’un vrai dramaturge !
— Si tu devais écrire pour cette compagnie, tu te soûlerais toi aussi.
— À moins d’aller se noyer dans une citerne ! cria une voix venue de l’arrière.
— C’est tout à fait vrai, acquiesçai-je posément. J’avoue que ça m’inquiète parfois. Qui sait si celui qui a eu la peau d’Heliodorus n’en a pas après tous ceux qui écrivent ? Je suis peut-être le prochain sur sa liste ?
Je pris grand soin de ne pas mentionner Ione qui avait pourtant davantage compté pour eux que le scribouillard assassiné.
— T’inquiète donc pas comme ça ! railla la fille qui jouait de la flûte de Pan. Tu n’es pas assez bon pour risquer quelque chose !
— Je me demande bien comment tu peux le savoir ? Les acteurs eux-mêmes ne se donnent jamais la peine de lire le texte, alors ça m’étonnerait que les musiciens le fassent ! Mais n’es-tu pas en train de me dire qu’Heliodorus était un bon auteur ?
— Il était complètement nul ! déclara Afrania. Plancina essaye juste de te faire marcher.
— Ah bon ! Pendant un instant, j’ai cru qu’Heliodorus avait plus de talent qu’on veut bien le dire. Comme nous tous, sans doute.
Je tentai d’adopter l’attitude d’un écrivain blessé dans son amour-propre. Ce n’était pas facile, car j’étais persuadé d’effectuer de l’excellent travail. Et si quelqu’un doté d’un vrai sens critique se donnait la peine de le lire, il serait obligatoirement du même avis.
— Sauf toi, Falco ! ricana la fille qu’Afrania avait appelée Plancina.
— Je te remercie. J’avais justement besoin qu’on me rassure… Mais si vous me disiez plutôt pourquoi vous faites tous une tête pareille dans ce coin retiré du camp ?
— Va te faire voir. On refuse de parler avec la direction.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je n’appartiens pas à la direction, je ne suis même pas un acteur. Tout juste un scribe qui est tombé sur cette troupe par hasard et qui commence à regretter d’avoir accepté l’offre de Chremes.
Le murmure qui accueillit mes paroles me mit en garde. Si je n’y prêtais pas attention, au lieu de les persuader de reprendre le travail, j’allais me retrouver comme meneur de leur révolte. Il était tout à fait dans mon style de passer du rôle de conciliateur à celui d’agitateur en un très court moment. Beau boulot, Falco !
— C’est pas un secret, dit l’un des machinistes parmi les plus provocants. On a eu une méchante dispute avec Chremes, hier, et il est pas question qu’on cède.
— Vous êtes pas obligés de me mettre au courant. J’ai pas à fourrer mon nez dans vos affaires.
Même avec une gueule de bois qui faisait réagir ma tête comme le point précis de la porte d’une cité qui vient d’être éperonné par un bélier de trente pieds, mon professionnalisme restait intact. Je n’avais pas plus tôt dit qu’ils n’avaient pas besoin de me raconter leur histoire, qu’ils voulaient tous m’en parler.
J’avais vu juste : la mort de la pauvre Ione
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