Dernier acte à Palmyre

qu’il ne se trouvait pas avec Musa quand on l’avait poussé constituait pour moi la preuve de son innocence, mais il n’était pas assez malin pour y penser.
    — Je crois que tu étais bien avec une fille, le soir de la mort d’Ione, poursuivis-je, tandis qu’il donnait des coups de pied dans les pierres pour tenter de se calmer. Avec Ione, précisément.
    — Arrête tes conneries, Falco !
    — Parfaitement, je pense que c’est toi l’amant qu’elle est allée retrouver dans ce bassin.
    Il ne m’échappa pas qu’à chaque fois que je prononçais le nom d’Ione, il sursautait légèrement d’un air coupable. Les vrais criminels ne sont pas aussi nerveux.
    — Oui, j’ai couché avec elle, Falco, comme presque tous les autres, mais c’était fini depuis longtemps. J’aime aller de l’avant. Et elle aussi, à vrai dire. De toute façon, la vie est moins compliquée quand on s’amuse en dehors de la compagnie.
    — Ce n’était pas un des principes d’Ione.
    — Non.
    — Sais-tu qui était son amant le plus régulier dans la troupe ?
    — Non. C’est une question que tu devrais poser aux clowns.
    — Tu veux dire que c’était soit Tranio, soit Grumio ?
    — Non, c’est pas du tout ce que j’ai dit ! rétorqua-t-il sèchement. C’est simplement qu’ils étaient suffisamment amis avec cette fille stupide pour qu’elle se soit confiée à eux. Mais d’un autre côté, elle ne prenait aucun de ces deux idiots au sérieux.
    — Alors qui prenait-elle au sérieux, Philocrates ? Toi, par exemple ?
    — À la vérité, elle a eu tort de ne pas le faire. Elle n’aurait pas fini aussi misérablement.
    Il se passa machinalement la main dans les cheveux. Son attitude arrogante était franchement insupportable.
    — C’est ce que tu penses ? (Je perdis alors tout contrôle.) Il y a en tout cas une chose évidente chez toi, Philocrates, c’est que ton cerveau ne fonctionne pas aussi bien que ta bite.
    Merde ! À voir sa réaction, je crois qu’il le prit pour un compliment.
    Même la mule avait fini par admettre que son patron était un bon à rien ; elle lui donna un grand coup de son long museau dans le dos, et il se retrouva face contre terre.
    Un cri d’enthousiasme s’éleva de la petite foule. Je regagnai mon solide char à bœuf.
    — De quoi discutiez-vous ? demanda Helena.
    — Je viens juste de dire à Philocrates qu’il avait perdu son alibi. Après avoir perdu sa roue, sa mule et sa dignité…
    — Le pauvre homme, murmura Musa sans la moindre sympathie. Ce n’est pas son jour !
    En réalité, l’acteur ne m’avait pratiquement rien dit. Mais il avait réussi à me remonter le moral. Et c’est parfois aussi important qu’une preuve. J’ai rencontré des détectives privés qui racontaient que pour réussir, il fallait avoir mal aux pieds, la gueule de bois en permanence, une vie amoureuse détestable, une maladie incurable et des perspectives d’avenir déprimantes. Je m’inscris en faux contre leurs élucubrations. Être heureux fournit souvent à un homme l’énergie et la confiance en soi suffisantes pour résoudre un mystère.
    J’entrai dans Bostra fatigué, transpirant, poussiéreux et déshydraté. Néanmoins, dès que je revoyais l’image de Philocrates projeté le nez dans la poussière par sa mule, je me sentais prêt à entreprendre de grandes choses.

48
    Nous nous retrouvions donc à Bostra.
    Il me semblait que notre dernier passage, au cours duquel la troupe avait joué Les Frères pirates sous la pluie, remontait à une éternité. Une représentation qui avait vu mes efforts d’auteur complètement dédaignés par tous. Depuis lors, j’avais eu le temps de m’habituer aux critiques ! Toutefois, en repensant à cette première et profonde déception, je me dis que décidément cette cité ne me plaisait pas.
    Il n’empêche que nous étions tous heureux de nous arrêter. Chremes s’éloigna d’un pas mal assuré pour aller réserver le théâtre. Il était visiblement exténué, et comme il n’avait aucun sens pratique, il allait très probablement louper l’affaire. Il reviendrait la queue entre les jambes, j’en étais à peu près certain.
    Qu’elle appartînt ou non au royaume de Nabatène, Bostra était une cité importante qui avait beaucoup à offrir. Ceux d’entre nous qui étaient prêts à investir dans leur confort avaient laissé leurs tentes sur les chariots et étaient partis réserver de vraies chambres. Avec des murs. Des plafonds