Dernier acte à Palmyre
aucun sentiment de culpabilité, son attitude n’était pas davantage celle de quelqu’un qui se sent soulagé d’être débarrassé d’un témoin gênant. Et il ne s’amusait plus à me défier comme à Gerasa. Il feignait même de ne pas s’apercevoir que je l’observais attentivement.
Assise sur un ballot, Helena Justina recousait un galon sur le costume de Phrygia – qui tendait elle-même des clous à un machiniste en train de réparer un morceau de décor. Je la vis mordre dans le fil pour le sectionner, sans se soucier de l’émail de ses dents.
— Pourquoi penses-tu que les Orientaux ont des goûts morbides ? demandai-je à Tranio.
— C’est un fait, répondit-il. Tu as naturellement entendu parler de la bataille de Carrhae ?
Il s’agissait de l’un des plus grands revers subis par Rome. Plusieurs légions, commandées par Crassus, avaient été massacrées par les redoutables Parthes, et notre politique étrangère en avait subi ensuite le contre-coup pendant des décennies. Le Sénat outragé n’avait pas hésité un instant à sacrifier la vie de nombreux autres soldats plébéiens pour reconquérir certaines positions militaires plus ou moins nécessaires : la sempiternelle histoire.
— Eh bien, poursuivit-il, le lendemain soir de leur triomphe à Carrhae, les Parthes et les Arméniens ont assisté à une représentation des Bacchantes d’Euripide.
— Assister à une représentation théâtrale, surtout aussi difficile, me paraît une façon respectable de célébrer une victoire, déclara la fille du sénateur.
— Quoi ? s’exclama amèrement Tranio. Avec la tête tranchée de Crassus qu’on se repassait à coups de pied à travers la scène.
— Par Junon ! parvint à peine à articuler Helena, devenue soudain toute pâle.
— Une seule pièce aurait ravi davantage le public, Laureolus – à condition de ne pas faire semblant de crucifier le roi des voleurs au dernier acte.
— Ç’a déjà été fait, précisai-je.
Il le savait d’ailleurs probablement. Comme Tranio, il se flattait d’être féru d’histoire théâtrale. J’étais sur le point d’entamer une discussion sur le sujet, mais je constatai qu’il avait soudain pris ses distances ; et il ne tarda pas à s’éloigner de nous.
J’échangeai un regard pensif avec Helena. La complaisance mise par Tranio à mentionner ces détails sordides trahissait-elle une prédisposition à la violence ? Ou était-ce l’assassinat d’Ione qui le poussait à remuer de sombres pensées ?
Incapable d’analyser son attitude, je choisis de passer le temps qui nous séparait de la représentation à parcourir la ville, en posant des questions aux habitants sur la musicienne de Thalia. Je n’obtins pas le moindre succès, comme d’habitude.
Cela me fournit néanmoins l’occasion d’effectuer quelques recoupements à propos des déclarations évasives de Tranio. En effet, en regagnant notre campement d’un pas lourd, je tombai par hasard sur sa tendre amie, Afrania, la flûtiste. Au moment où je la vis, elle tentait sans succès de se débarrasser d’un groupe de jeunes gens qui la serraient d’un peu trop près. Difficile de le leur reprocher, car elle était fort aguichante et avait tendance à regarder les mâles comme si elle les invitait à la suivre. Ces garçons n’avaient sans doute encore jamais vu une femme de cet acabit, et moi non plus, d’ailleurs. Très sincèrement.
Je demandai d’une façon cordiale à ses jeunes admirateurs de disparaître illico presto, sans obtenir aucun résultat. Je dus donc me résoudre à adopter la bonne vieille méthode diplomatique : leur jeter des pierres jusqu’à ce qu’ils tournent les talons sous les invectives imagées d’Afrania. Après nous être mutuellement congratulés sur notre style personnel, je m’offris à la raccompagner jusqu’à sa tente, au cas où ces jeunes vauriens reviendraient avec des renforts.
La musicienne prit le temps de reprendre son souffle avant de me déclarer :
— C’était vrai, tu sais.
Je compris immédiatement ce qu’elle voulait dire, mais voulus jouer les innocents :
— De quoi tu parles ?
— De Tranio et de moi.
— Puisque tu le dis, déclarai-je d’un air profondément dubitatif.
Maintenant qu’elle avait décidé de me parler, elle paraissait fâchée que je feigne de ne pas la croire.
— Oh ! tu n’as pas besoin de faire une tête pareille, Falco !
— C’est peut-être vrai. Il n’empêche
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