Des hommes illustres
essaya bien de s’interposer, arguant que ce n’était pas
grave, à peine quelques points de suture, et que pour ainsi dire elle n’avait
rien senti. Il monta à l’étage, saisit dans le tiroir de la commode son arme de
guerre, celle avec laquelle, épisode fameux dans la mythologie familiale, il
avait forcé un barrage allemand, et emmena le chien dans le fond du jardin.
Il raconta plus tard à ceux qui pouvaient entendre que son
bras avait failli devant le regard implorant de l’animal, toute
l’incompréhension du monde concentrée dans la pupille sombre qui le fixait –
ainsi, voilà ma récompense pour tout l’amour que je vous donne –, et puis
l’incompréhension se changea en révolte, le regard devint féroce, les babines
se retroussèrent, le grognement monta crescendo, et au moment où le chien
allait s’élancer la main raffermie pressa la détente. L’explosion retentit
entre les hauts murs de briques. « Très de mayo » dans notre jardin.
L’arme restée muette pendant la guerre comptait sa première victime.
Après l’inhumation solennelle de l’oiseau, quand nous
remontâmes dans la voiture, papa ouvrit le guide de Bretagne à la page
consacrée aux alignements et, comme on signalait ici 874 pierres dressées, il
prit son stylo, raya le chiffre et au-dessus écrivit 875. Il se retourna vers
nous. Clin d’œil.
Le voyage suivant fut fatal à la Dyna. Cette fois, on nous
avait promis une surprise. Le collecteur de pierres entourait de mystère le
clou doré planté au cœur de la Bretagne. A cet endroit, la carte, du moins ce
que nous pouvions en lire – les nationales rouges, les départementales jaunes,
les routes bordées de vert à caractère touristique –, ne signalait rien de
remarquable : un lieu-dit en rase campagne à proximité de la boucle
étranglée d’une rivière, le Blavet sans doute, là où le vieux sous-sol
granitique contraint les cours d’eau à de capricieux détours. A l’heure du
déjeuner, nous nous arrêtâmes à mi-chemin dans un de ses restaurants familiers où,
après qu’il eut pris soin d’annoncer notre visite, nous fut servi un repas qui
correspondait moins à la carte du jour qu’à ses goûts. C’est ainsi qu’à la
table voisine qui convoitait notre mousse au chocolat il fut répondu avec
beaucoup de malice qu’elle n’existait pas. Et, menu en main : « Fard
aux pruneaux, tarte aux pommes, glaces, où voyez-vous de la
mousse ? » Ce genre de faveur était plutôt dérangeant, d’autant qu’il
impliquait qu’en semaine d’autres femmes se montraient empressées auprès de
lui, que les cuisinières étaient nombreuses sur sa route à lui préparer ses
plats favoris quand il nous semblait que ce rôle était dévolu à maman seule.
Partout dans son sillage nous étions accueillis comme l’empereur, sa femme et
les petits princes. Lui paraissait heureux de nous présenter, de nous faire
profiter de sa célébrité, persuadé qu’elle rejaillissait sur nous, ce qui était
assez juste, nous l’avons vu après sa mort, bien que n’en retirant aucun
bénéfice, mais sur le moment notre goût nous portait à moins de marques
d’attention et davantage d’anonymat. Tout ce qui concourait à faire de lui un
homme illustre – sa force de caractère, sa bonne humeur, son sens de la parole
– nous renvoyait à notre difficulté à croître dans son ombre. Pour les autres,
il était celui dont on attend le retour, une promesse de printemps, un oiseau
de passage. Pour nous, le maître de maison.
Cette vie qu’en semaine il menait loin de nous, nous
n’avions pour la recomposer que les noms dont il émaillait ses récits :
noms de personnes, de lieux, d’hôtels qui, faute de repères, prenaient à nos
yeux une dimension mythique. Il régnait sur une géographie fabuleuse :
Pont-Aven, Vannes, Quimper, Péaule, Roscoff, Rosporden, Landivisiau, Hennebont,
Loudéac. Le moindre bourg avait dans sa bouche une charge exotique. En voyage,
l’illusion demeurait. Comme si par sa présence il avait le pouvoir de grandir
toute chose. Et pourtant nous étions à même de vérifier que les villes
traversées suintaient l’ennui et la tristesse, que les hôtels étaient modestes
et que la cuisine des hôtesses ne valait pas toujours celle de maman.
Là où nous descendions, reçus avec ce supplément d’accueil
qui nous donnait le sentiment d’être des personnalités considérables, on nous
livrait en confidence, preuve qu’il
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