Des hommes illustres
n’y avait rien à cacher, quelques fragments
de sa vie de nomade. Notre informateur s’approchait de la table au moment où
nous entamions le dessert pour s’enquérir d’un « Ça va ? »
d’autant plus assuré qu’il avait conscience de nous avoir bien soignés. Il nous
parlait d’un homme inédit qui certains soirs s’attardait à discuter, regroupant
plusieurs tables, invitant les solitaires, proposant une partie de cartes, et
d’autres soirs montait prématurément dans sa chambre pour mettre à jour ses
bons de commande ou simplement lire s’il se sentait fatigué. On vérifiait ce
qu’on savait déjà, qu’il évitait les discussions politiques. Quand on se
hasardait à lui demander ses opinions, il répondait : « Ma politique,
c’est le sport », ce qui était moins une profession de foi qu’une manière
élégante, peut-être fuyante, de couper court à ces débats où les passions
dégénèrent et les serments d’amitié volent en éclats. Il abrégeait
immanquablement ce genre de différends par un « Il y a mieux à
faire » qui nous le rendait tel qu’en lui-même puisque faire, toute sa
vie, il n’avait fait que ça : des meubles (son premier à douze ans), une
lanterne magique pour distraire ses amis, décalquant sur du papier sulfurisé
plusieurs aventures de Bicot dont il assurait à lui seul toutes les voix, des
tours de cirque avec Flip, un ratier noir et blanc, le compagnon de son
adolescence (célèbre photo prise au cours d’un spectacle de patronage, où tous
deux, lunettes sur le nez et cigarette au bec, lisent ensemble un journal), des
enfants (cinq, dont quatre viables et trois survivants), des kilomètres
(cinquante mille par an), des associations. A treize ans, il était déjà
trésorier de l’Amicale de Random qu’il avait contribué à créer avec sa bande de
copains. Les copains – c’est ainsi qu’il légende une photo plus tardive où un
groupe de garçons hilares pose dans le plus grand désordre devant l’objectif,
certains en short, d’autres le pantalon remonté jusqu’aux genoux, tous se
battant pour empoigner le ballon en cuir. Lui reste en arrière, en costume de ville
et cravate, une cigarette au bout des doigts qu’il tient avec élégance comme
James Bond son revolver. Il sourit, amusé, simplement heureux d’avoir œuvré à
la réussite de cet instant. Ses lunettes cerclées d’intellectuel sévère
semblent le tenir à l’écart de l’euphorie générale, comme s’il craignait pour
elles dans cette joyeuse pagaille. Selon la date inscrite au dos il a seize
ans, et plus très loin de son mètre quatre-vingt-six qui le fait dominer le
groupe.
L’élégant jeune homme à la cigarette souffrait-il de n’être
pas tout à fait à sa place dans ce coin de campagne qui l’avait vu naître,
forçant l’amitié de ses camarades pour se convaincre du contraire et casant ses
talents trop grands dans le peu que la vie lui concédait ? La pensée
l’effleurait-elle quelquefois que, si le hasard de la naissance et les
événements l’avaient mieux servi, il eût mérité de connaître un destin plus
glorieux ? A le regarder, on se prend à rêver d’un riche avenir pour ce
beau jeune homme entreprenant, maintenant que Munich a dissipé les ombres, que
le spectre de la guerre s’éloigne et que la paix est assurée pour mille ans.
Mais dans l’immédiat il semble que le principal pour lui est de ne pas être
seul. Ils sont quelques-uns à se rappeler douloureusement qu’il ne tolère pas
qu’on le traite de fils unique – seule occasion peut-être où il fit le coup de
poing. Pensée pour ses frères et sœurs morts à la naissance ou avant terme,
comme si par cette injure on lui reprochait d’avoir survécu à ce carnage
d’enfants. Se sentait-il à ce point orphelin qu’il ait cherché toute sa vie à
se fondre dans une famille ? Après, ce sera la création d’une troupe de
théâtre avec, en point d’orgue, cette mémorable représentation des Trois
Mousquetaires dans Random occupé. Ce sera encore l’organisation des
retrouvailles des « Quarante ans » où, pour que toute sa classe d’âge
y participe, pour qu’il n’y ait pas d’exclus même parmi les moins sortables,
invétérés alcooliques ou presque clochards, il offrira de ses deniers voyages
et repas aux plus misérables d’entre eux, André et sa femme, deux épaves
magnifiques qui se sont rencontrées et ont rencontré la consolation de l’amour
en
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