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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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salir, qui se décidait à plonger
dans les fleurs chargées de gouttelettes, agrippant quelque chose de lourd,
faisant porter tout le poids de son corps en arrière, les pieds cherchant un
appui solide sur l’herbe glissante, et puis, Joseph, tu es fou, qui sortait du
buisson une pierre volumineuse en la culbutant – en fait, un bloc pyramidal
tronqué et, maintenant que nous pouvions mieux en juger, un chapiteau sculpté
aux motifs et figures rongés par le temps, qui ne provenait pas de la chapelle,
parfaitement conservée, à première vue pas de pièces manquantes, mais d’un
édifice antérieur peut-être, matériau non réutilisé, jugé trop barbare, pas
assez raffiné pour l’élégance Renaissance, et abandonné près du chantier où
notre orpailleur l’avait déniché et aussitôt camouflé, imaginant dans l’instant
le parti qu’il pourrait en tirer, non plus cette fois dans l’optique du chaos,
de ces rochers négligemment jetés entre deux plantes de rocailles, mais en l’inscrivant
dans une histoire, en faisant faire à la longue marche civilisatrice un petit
détour par notre jardin, en rappelant par ce geste prestigieux que, tailleurs
de sabots ou de pierres, nous avions droit à notre part de reconnaissance.
    Il y a dans la partie arrière du jardin, entre la petite
maison de la tante et le garage, dressés au milieu d’un espace vide bordé de
hauts murs, quatre poteaux de béton armé, hérissés à leur sommet de tiges de
fer et qui, disposés en carré, semblent délimiter le périmètre d’un atrium ou
d’un cloître. Ils devaient à l’origine supporter le toit d’un entrepôt,
beaucoup plus vaste que l’ancien, jugé alors trop exigu. Projet de
développement ambitieux interrompu par la guerre (la seconde), par la mort de
son concepteur (Pierre, père de Joseph et frère de Marie), par un système
d’imposition devenu plus rigoureux (avant 39, Pierre ne payait que la patente
et refusa d’acquitter la taxe destinée à financer l’effort de guerre, estimant
que, pour la guerre, il avait déjà donné – quatre ans dans les tranchées qui
lui valaient de toucher une pension d’ancien combattant couvrant grosso modo sa
consommation annuelle de tabac), et, plus sûrement, par les temps qui, à mesure
qu’ils s’affirmaient nouveaux, rendaient de plus en plus intenable la situation
des grossistes dans les petites communes rurales : maintenant que
l’amélioration du réseau routier permettait de limiter les intermédiaires entre
fabricants et détaillants, ce n’était pas le moment d’alourdir les stocks au
risque qu’ils vous restent sur les bras.
    Outre les poteaux de ciment subsiste un autre vestige du
mirobolant projet grand-paternel, un portique de briques creuses maintenu par
une armature de béton et qui devait en marquer l’entrée. Devant cette
construction étrange, l’œil hésite. S’agit-il d’un bâtiment ruiné, petite
manufacture abandonnée de l’entre-deux-guerres ? Ou d’une architecture
inaboutie ? Et le toit ? Soufflé ou jamais posé ? Les hauts murs
forcent à lever les yeux. L’absence de couverture découpe un large rectangle de
ciel où trempe comme un pinceau la pointe fine d’un cyprès. Peu de bleu qui
inviterait à une échappée verticale, ou par flaques, comme des trous d’eau
entre la masse des nuages qui roulent à gros bouillons depuis l’Atlantique, ou
s’effilochent, mal cardés, ou moutonnent, petites pelotes cotonneuses qui
annoncent les lendemains de pluie. Un bleu parcimonieux, pâle, à fresque. Un
bleu pauvre face à l’éclatante richesse des gris, entre perle et cendre,
chinchilla et suie, lavis mouvant qui superpose ses brumes. Si la tête vous
tourne à suivre les nuées, baissez les yeux, ouvrez une huître, décortiquez une
moule : toutes les nuances des ciels de l’Atlantique sont répertoriées
dans la nacre de ses coquillages. L’été, ce pré de ciel au fond du jardin est envahi
par des colonies de martinets et d’hirondelles qui font du toit de l’église
leur résidence secondaire et occupent leurs vacances à décrire en vol de
joueuses arabesques, grand corps souple ondulant à la manière des paramécies et
alimentant de ses petits cris stridents la poignée de beaux jours. Quand le
regard redescend, il accroche au passage les tiges métalliques qui dépassent
des poteaux de ciment. C’est un indice. Il faut comprendre que l’ouvrage a bien
été interrompu.
    L’idée de Joseph était

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