Des hommes illustres
plaque
d’immatriculation : 917 GG 44. « GG, grande gueule », dit-il.
Voilà donc l’opinion qu’il craint que les autres aient de lui ? Pourquoi
battre ainsi sa coulpe en public ? L’ombre bien vite se dissipe et chacun
rit de la plaisanterie.
Dans cette pacifique guerre des Deux-Roses que se livrent au
début des années soixante les partisans de Peugeot et de Renault – et, si l’on
considère les victimes des accidents de la route, ce fut une guerre sanglante
–, désormais nous sommes Peugeot. Aux Renault qui vantent la vitesse, la
nervosité, la ligne plus sportive de la gamme au losange, nous opposons nos
arguments : solidité, tenue de route, résistance du moteur, et une tôle
qui ne finit pas en accordéon. Pour plus de précautions, il vissera sur le
tableau de bord une lourde médaille en bronze du bon saint Christophe, qu’il a
pris soin de récupérer sur la Dyna avant qu’elle ne parte à la casse. Ce qui,
de cet homme, étonne un peu. Le ciel est prioritairement une affaire de femmes.
Est-ce pour complaire à sa dévote tante Marie ? Quoi qu’il en soit, la 403
est une voiture honnête, sans manières, sur laquelle on peut compter. Comme
lui. Ils s’entendront. Ce confort retrouvé verra la fin de ses ennuis,
l’apaisement de ses douleurs au dos qui depuis peu reviennent lancinantes. Trop
de valises manipulées, et ces pierres inutiles qu’il entasse dans son jardin.
Il ne reconnaîtra pas, pas lui, qu’il a peut-être abusé de ses forces. Et qui
s’aventurerait à lui en faire la remarque ? Autant lui reprocher de se
tuer au travail pour les siens. Or il tient précisément à ce que les siens
vivent au-dessus de ses moyens, il y va de son devoir de père et d’époux, et
pour cela ne regarde pas à la dépense.
Mais, avec une telle acquisition, tout ira bien maintenant.
Et, de fait, la vaillante 403 le mènera jusqu’à la ligne mythique des cent
mille kilomètres dont il guette à son compteur le franchissement. Cette remise
à zéro, cet alignement de cinq chiffres vierges efface du même coup
quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf kilomètres de
routes bretonnes (il n’y eut pas d’autres voyages sur cette période), deux
années d’hôtels, de clients, de déballages, de boniments, une cure faustienne
pour le prix de la solidité d’un moteur et d’une carrosserie. Encore quelques
mètres et rien n’a eu lieu, ni l’éloignement, ni les soirées solitaires, ni
l’espoir de jours meilleurs, encore un tour de roue et le monde n’est qu’un
perpétuel recommencement. Voilà. Virginité parfaite du compteur. Il se range
sur le bas-côté de la route qui domine une petite vallée où un bulldozer
s’acharne à transformer une mosaïque de champs minuscules en plaine
beauceronne. Depuis quelque temps il confie sa tristesse et son désarroi devant
ce paysage que l’on torture sous ses yeux. Sa colère parfois. Dans ce désert
qui s’annonce, où puisera-t-il de nouveaux repères ? Chaque arbre était
une balise de sa géographie personnelle, à telle croix de carrefour – et elles
pullulaient en Bretagne, devant lesquelles les femmes étaient nombreuses à se
signer –, la voiture comme d’elle-même s’engageait dans la bonne direction, un
champ d’ajoncs annonçait le printemps mieux que la couleur du ciel, et certain
clocher qui pointait au-dessus des talus semble maintenant dévêtu, à ce point
visible de loin qu’on ne prend plus la peine de se dérouter pour satisfaire sa
curiosité. Ce coup de balai furieux sur le grand œuvre des gens de la terre –
s’attaque-t-on aux jardins de Vaux-le-Vicomte ? –, c’est comme si l’on
arrachait sans ménagement les clous à tête de couleur de sa carte murale.
Fallait-il que la remise à zéro de son compteur s’accompagnât d’une table rase
du paysage ?
Il coupe son moteur. Le silence qui s’installe est aussitôt
envahi par le ronronnement parasite de la pelle mécanique dans le lointain. Il
est maintenant à pied d’œuvre et, ce qui va suivre, il l’a prémédité. Il le
racontera, faisant preuve d’une belle indépendance d’esprit, car son histoire,
c’est une histoire de bonne femme qu’aucun réputé gros bras ou censé dur à
cuire n’oserait endosser, une sorte de marché comme on en passe parfois pour
s’assurer sur l’avenir : si les choses arrivent comme je l’espère, je
m’engage à faire cela – être sobre, sourire au chat du voisin, avaler une
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