Des hommes illustres
boîte
de clous, pèleriner à genoux jusqu’à Jérusalem, les propositions varient selon
l’importance du marché. Il en est maintenant à ce moment où il lui faut tenir
parole. Mais comme il est difficile de se mettre en scène, d’oublier son
quant-à-soi. On s’observe, paralysé. Il temporise en allumant une cigarette.
L’après-midi finit doucement, le ciel voilé diffuse une
apaisante lumière sur la campagne bretonne, comme un baume cicatrisant sur les
champs dévastés. Les hautes butées de terre repoussées en bordure du vallon se
couvrent déjà de digitales et de ronciers, et sont l’objet d’une grouillante
activité depuis que les exclus des talus ont choisi d’y nicher. Quelques vaches
remontent le pré et viennent aux nouvelles en passant la tête par-dessus la
haie. Il baisse la vitre, la fumée s’échappe. La chaleur est telle dans la
voiture avec ce chauffage poussé au maximum que la douceur de l’air le fait
frissonner. Peu à peu, les odeurs d’herbe et d’aubépine se mêlent aux relents
de tabac froid qui imprègnent l’habitacle. Il hésite encore. Au moment
d’expédier son mégot d’une pichenette du pouce et de l’index de l’autre côté de
la route, un signe se produit, un miracle quoi qu’en aient dit ceux qui n’y
virent que la fin d’une journée de travail : la pelle mécanique se tait,
livrant soudain l’espace aux chants des oiseaux, à leur envol – ce léger
tremblé de la branche et des feuillages –, au frémissement de la haie que frôle
la croupe puissante des vaches, au piétinement de leurs sabots, aux échos
assourdis d’une ferme, et, dans la paix du soir qui s’annonce, il remercie le
ciel de l’avoir accompagné tout au long de ces cent mille kilomètres sans autre
pépin que les réparations d’usage, sans le moindre incident pour lui et les
siens, il remercie d’être en vie. Il récite un Notre Père et trois Je vous
salue Marie.
Ce qui pour la petite tante eût été le b a ba, venant de lui
on ne l’aurait jamais cru. Non qu’il s’affichât comme libre-penseur, mais ses
propos sur la religion se teintaient d’un anticléricalisme discret qui peinait
notre vieille Marie, laquelle partageait son temps entre l’école des sœurs où
elle enseignait et l’église où, en plus de sa participation assidue aux
offices, elle assurait une sorte de maintenance, ayant notamment en charge la
collecte des troncs, ce qui s’apparentait, pour nous qui avions le privilège de
l’accompagner dans son relevé du dimanche soir, à un fric-frac avec clé – cette
découverte fébrile, à l’ouverture de la petite porte de bois, des pièces
amoncelées glissées par la fente (menue monnaie et quelques boutons) que nous
raclions de la main pour les recueillir dans une poche de toile en veillant à
ce qu’aucune ne tombe à terre, vérifiant ensuite à tâtons dans les coins de
peur d’en oublier, et ainsi de tronc en tronc, à tour de rôle, augmentant notre
butin, le sac pesant de plus en plus lourd dans nos mains, nos pas de voleurs
licites résonnant dans l’inquiétante pénombre de l’église. Mais la tante
évitait les discussions avec son neveu. D’abord parce qu’elle l’aimait, ensuite
parce que les dogmes, l’Eglise et ses servants sont des choses qui ne se
discutent pas. Elle préférait couper court en haussant les épaules et, tournant
les talons, s’éloignait de sa démarche trottinante, tête baissée, continuant
d’argumenter pour elle-même en marmonnant. Il avait beau jeu de lui rappeler
que les bonnes sœurs qu’elle défendait si âprement lui en avaient fait voir de
toutes les couleurs au cours de sa carrière d’institutrice, au point d’accepter
la proposition de son frère d’abandonner sa chambre à l’école et de venir
habiter la petite maison qu’il avait construite à son intention dans le jardin
– ce qu’elle dut vivre comme une désertion. Tout cela, elle le savait bien sûr.
Il n’était pas nécessaire de mettre le doigt sur la plaie. Il lui arrivait
encore de revenir de l’école au bord des larmes pour une réflexion désagréable
de la sœur supérieure. Mais c’était son affaire. Il ne lui appartenait pas de
porter un jugement sur ces femmes qui vouaient leur vie au service du Christ
quand elle-même, après tout, si pieuse fût-elle, n’avait jamais pris le voile.
Peut-être payait-elle ainsi sa dérobade. En revanche, elle se permettait de
signaler à son neveu frondeur qu’on
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