Des hommes illustres
responsable de la décoration de son
secteur. Le quartier du haut du bourg avait l’avantage de posséder dans ses
rangs, en la personne du charcutier, un authentique artiste capable de réaliser
une victoire de Samothrace en saindoux ou une crèche en rillettes d’oie. Sur le
plan purement esthétique, il n’était pas question de rivaliser avec une
reproduction d’un Christ en majesté dans sa mandorle fleurie. Nous nous en
tenions donc à une mosaïque élémentaire, losanges et frises, agrémentée dans un
virage à angle droit d’une rosace, comme aux heures d’ennui en tracent les
écoliers avec leur compas.
Tôt le dimanche matin, les bonnes volontés se réunissaient
dans le garage, dont les portes restaient grandes ouvertes, accueillant les
badauds, les bénévoles à temps partiel qui mettaient dix minutes la main à la
pâte, les conseillers (plutôt que de procéder comme ci, vous devriez procéder
comme ça), les raconteurs d’histoires véridiques de chats écrasés – ou plutôt
de poules, lesquelles, plus sottes et moins véloces, payaient un lourd tribut à
la circulation automobile –, les langues sèches (il était prévu des pauses
rafraîchissantes pour les fresquistes), les mouches du coche et, à mesure que
la matinée avançait, les femmes et les enfants.
La première phase consistait à diluer les colorants dans de
grandes bassines avant d’y plonger les copeaux de bois apportés par cartons et
brouettes de l’atelier de menuiserie voisin et stockés à l’année en prévision
de la procession. Les uns et les autres se relayaient pour remuer la mixture à
l’aide d’un bâton dont l’extrémité immergée se gainait selon les bassines de
vert, jaune, bleu, orange, acquérant par cette marque distinctive un statut
particulier, sorte de bâton de maréchal qu’au lieu de brûler ou jeter on
recyclait par la suite comme tuteur au pied d’un rosier. Il fallait veiller en
tournant cette soupe épaisse à ne pas s’éclabousser, car la teinture était
tenace, s’incrustait sous les ongles. Ceux qui trouvaient trop féminin
d’enfiler des gants au moment d’étaler les copeaux conservaient longtemps au
creux des lignes de la main une fine crépine colorée que certains ne semblaient
pas pressés d’effacer, manière de dire, tendant leurs paumes ouvertes :
« J’y étais », avant d’entamer le récit de la joyeuse matinée.
Pour la fresque réalisée au pochoir, on utilisait des
châssis qui ressemblaient à des tronçons de voies ferrées. Les traverses entre
les deux rails de bois dessinaient des figures géométriques qu’il suffisait de
combler avec les copeaux de couleurs. Une fois ce travail achevé, quatre hommes
soulevaient délicatement le bâti de façon à ne pas chahuter la fragile mosaïque
et le déposaient dans le prolongement de l’ouvrage, répétant l’opération
jusqu’à la jonction avec le quartier voisin.
Les voitures ce jour-là étaient priées de faire un détour
afin de ne pas trancher le long ruban multicolore, ce qui n’allait pas sans
contestation. Les artistes à genoux sur le bitume, courbés sur le motif,
occupaient ostensiblement le centre de la chaussée. Sûrs de leur légitimité, ce
n’était pas une série de coups de klaxon qui pouvait les en déloger. Pour plus
de précaution – et aussi parce que Joseph veillait à lui donner un rôle –, on
proposait à André, entre deux vins, de régler la circulation, ce dont il
s’acquittait, fort de l’appui du groupe, avec un sens certain de l’autorité,
sifflant les contrevenants en portant deux doigts à la bouche, et allant
jusqu’à teindre en rouge dans un des bacs son mouchoir qu’il agitait devant les
pare-brise en signe d’interdiction.
La rue longeant le garage était régulièrement empruntée par
un troupeau de vaches qui pâturaient dans les prairies grasses du bas du bourg.
Il n’était pas besoin d’avoir de grands talents de pisteur pour les suivre à la
trace. On pouvait même sans peine dater la fraîcheur de leur passage.
Idéalement, il convenait de nettoyer au préalable la chaussée, mais ce jour-là
le temps pressait, les copeaux manquaient et Joseph improvisait, confectionnant
à la hâte un châssis sommaire composé de deux chevrons maintenus par quatre
traverses, tandis qu’il envoyait une armée de volontaires tailler le buis et le
laurier du jardin. On avait à peine fini d’essaimer en alternance les petites
feuilles rondes et les feuilles
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