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Des hommes illustres

Des hommes illustres

Titel: Des hommes illustres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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bronches, mais il chiquait, recrachant sa chique, après usage,
dans son béret, ce qui ne manquait pas d’intriguer les non-initiés. Maryvonne,
préposée aux costumes et au maquillage (elle toujours en blouse et qui se
contentait d’un peu de poudre rose sur ses joues, le dimanche), lui avait
suggéré d’expectorer dans un mouchoir qu’elle broderait à son nom de scène. Une
si délicate attention – il promit d’essayer.
    Quand d’autres, les jours précédant une représentation,
ressassent leur texte, le jardinier s’entraînait à cibler ses crachats dans un
carré de toile chiffonné au creux de sa main. Aux dernières nouvelles, il
visait juste, mais la petite tante, le nez au ras des planches, se tourmentait
à l’idée de recevoir des embruns. Son inquiétude s’accrut encore quand elle
découvrit que Planchet, qui venait d’entrer en scène, avait entre-temps grandi
d’une tête. Il portait une perruque filasse, ses pommettes outrageusement
rougies le faisaient ressembler à un auguste, mais cette haute taille, cette
façon de contrefaire l’humble valet, gauche et servile, toujours prêt à
s’incliner plus bas que terre : « Joseph, c’est toi ? »
dit-elle. Et le docile Planchet reprit : « Joseph, c’est
toi ? » La grande rumeur noire derrière la rampe fit soudain silence.
A la voix, il n’y avait plus de doute. « Joseph, tu es fou. » Et
lui : « Joseph, tu es fou. » Un « Oh » stupéfait
parcourut les rangs. « Joseph, fais attention il y a des Allemands dans la
salle. » Et lui, s’adressant aux spectateurs : « Des espions du
cardinal, ici ? » Tous les regards se tournèrent avec inquiétude vers
les soldats allemands. Mais ceux-ci, faute d’entendre la langue, ne
comprenaient visiblement pas grand-chose à ce qui se passait, et la salle
commença à glousser. La rumeur s’amplifia, des rires jaillirent et une vague
d’applaudissements admiratifs salua l’intrépide revenant. Quelques tableaux
plus loin, le théâtre chavirait. Au moment où d’Artagnan s’embarque pour
l’Angleterre en quête des ferrets de la reine, on vit Planchet accourir en
brandissant deux cannes à pêche. « J’emporte deux gaules »,
lança-t-il. Un brouhaha formidable emplit la salle et, tandis que les deux
compères, juchés sur une barque de carton, traversaient la scène sur fond de
mer houleuse, Planchet, en figure de proue, hissait à bout de bras ses deux
cannes à pêche qui formaient sur le ciel bleu de la toile un grand V.
    Ce fut un triomphe. Mais à l’heure de saluer le héros de la
soirée avait de nouveau disparu. Sitôt le rideau tiré, la petite tante se
précipita dans les coulisses. « Où est-il ? » demanda-t-elle à
Maryvonne. « Parti », répondit l’épicière en montrant la sortie des
artistes. N’avait-il rien dit ? N’avait-il pas laissé un message ?
Oui, cette lettre pour Emilienne. Et pour sa tante qui était toute sa famille,
qui s’occupait de ses affaires, qui avait monté sa pièce, et qui se faisait un
sang d’encre pour son neveu ? Rien ?

 
    Les jeunes gens étaient regroupés sur le quai de la gare,
encadrés par les soldats, attendant le train qui les conduirait jusqu’en
Allemagne. En dépit de la douceur de cette matinée bleutée de mars, tempérée
par un petit vent frais prenant les rails en enfilade, ils s’étaient équipés
chaudement en prévision des climats rudes qu’on leur annonçait là-bas, chacun
selon sa condition, manteaux plus ou moins ajustés, plus ou moins élimés, les
plus humbles empilant les vêtements sous une petite veste étriquée tirant sur
les boutons. A leurs pieds, une valise contenait ce qu’on leur avait commandé
d’emporter : rechanges, chaussures de « fatigue » ou de
« sortie » (selon ce qu’ils avaient enfilé le matin) et des
provisions de bouche pour un long voyage de deux jours. Certains s’étaient
adjoint une musette d’où dépassait le col d’une bouteille de vin au bouchon à
demi enfoncé – une denrée miraculeuse en ces temps difficiles. Quand ils la
sortaient, avalant une rasade, les plus fanfarons lâchaient, après un
rot : « Encore une que les Allemands n’auront pas », ou
« Comme en quatorze, c’est le pinard qui gagnera la guerre », ce qui,
étant donné les circonstances, ne prêtait que modérément à sourire. La plupart
gardaient le silence, comme en ces rentrées de classe où l’on ne se connaît pas
encore, où l’on

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