Des Jours sans Fin
l’instant, il s’agit seulement de recommencer le rassemblement.
— Sifflet. Les matraqueurs foncent déjà pour activer notre course ; nous nous engouffrons en bloc dans nos chambres. La rentrée ne peut être assez rapide pour que tous échappent aux poursuivants. Sous les coups qui pleuvent, chacun pousse, essayant avec son coude de passer devant son voisin pour s’en faire un bouclier. Nous retrouvons un peu d’humanité, en même temps que nos esprits, dans le calme de la chambrée. Nous sommes toujours tentés de croire qu’en allant plus vite nous parviendrons à « les » satisfaire. Illusion pourtant perdue depuis longtemps. Sifflet. Affolement et ruée ; on s’écrase pour sortir plus vite. À la porte, j’hésite… La poussée est irrésistible. Je passe en trombe, courbant le dos. Embusqués, deux matraqueurs attendent ; leurs instruments maniés sans relâche nous meurtrissent à travers nos vêtements et cinglent la peau jusqu’au sang. Cela dure dix secondes.
— Et la plaisanterie se répète ; retour dans les chambrées, puis sortie, cinq ou six fois peut-être… Une peur physique nous prend au ventre. S’offrir aux coups une première fois est relativement facile quand on ne fait que les imaginer, mais y retourner avec le souvenir et la sensation encore présente de la souffrance éprouvée parait un affreux cauchemar. Cependant, nous allons de l’avant… Il suffit de mater son corps. Baissant un peu la tête quand une cravache se lève, mais sans bousculade ni précipitation excessive, j’accepte le jeu et je prends mon tour. Je n’en suis plus à un coup près.
— Les bidons viennent d’être sortis et fument dans l’air glacé. Le S.S. arrête le mouvement. Nous sortons nos cuvettes garées sous nos vestes. La soupe est mauvaise comme d’habitude et tiède par surcroît. Assis sur le rebord d’un lit, je sens mes yeux se fermer ; avec quelle satisfaction animale, je me laisserais sombrer dans l’inconscience.
— La ronde…
— Drokur toujours guignolesque nous mime à demi le mouvement ; il s’agit de nous livrer à cet exercice hautement sportif qui s’appelle « faire la grenouille » ou « le crapaud ». Nous nous sommes mis en position à croupetons, mains derrière la tête, et nous essayons d’avancer par sauts successifs, toujours en flexion. Ce n’est pas la première fois que nous jouons au crapaud, mais rarement après une séance aussi sérieuse. Je fais un bond, deux bonds, puis je m’assieds sur mes talons à bout de souffle. Pour repartir, mes genoux ne trouvent pas assez d’élasticité, ni mes jambes de force, et je m’aplatis, le menton par terre… En queue de colonne, un retardataire épuisé, résigné, déjà vaincu s’est arrêté. Los coups pleuvent. Il tombe la face contre terre. Ils le frappent à coups de pied, ils le fouaillent de la pointe d’un gourdin jusqu’à ce qu’il se redresse. Ils le bourrent maintenant dans les côtes et dans les reins pour le forcer à avancer. Avec une contraction nerveuse, il parvient à faire un bond. Il s’arrête encore. On lui brise une latte sur le dos pour qu’il continue. Il bascule alors en arrière, montrant des yeux mi-clos dans un visage livide, souillé de terre. De sa chaussure cloutée, Molotov lui ausculte le ventre. Drokur, qui est venu jeter un coup d’œil, essaie de le remuer du bout de sa botte, puis monte à pieds joints sur sa poitrine. L’homme n’est pas évanoui, mais on sent qu’en lui tout est mort ; son esprit comme son courage et comme sa force. Un matraqueur reste à ses côtés, le frappant sans énervement, avec régularité, pour lui rappeler qu’ici il n’y a pas d’évasion hors la mort, que le S.S. est là et que la ronde continue.
— Nos autres anges gardiens nous ont repris en chasse. Magnanime, Drokur déclare : « Encore trois tours et ce sera fini. » Il faut que cela cesse. Un peu d’écume aux lèvres, je bouscule mes camarades qui n’avancent plus, je n’essaie pas de sauter, mais je traîne mes jambes l’une après l’autre, comme un canard blessé. Mes tempes bourdonnent, mon corps tremble, je pleure. Je tente de boire mes larmes, mais ma langue ne lèche que de la boue séchée. Nous tournons… J’entends à côté de moi une respiration qui siffle et halète comme un soufflet de forge. C’est sinistre de voir un homme, qui va peut-être mourir, faire cet exercice de gosse.
— La fête est
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