Des Jours sans Fin
malades et affamées.
— Tenir dans ces conditions peut paraître surhumain. À l’échelle individuelle, c’est incontestable ; et personne, seul, n’aurait résisté. Mais l’homme est un animal sociable, et ce que l’individu ne peut faire, le groupe le réalise. Les cinquante communistes de mon convoi se sont organisés, la solidarité a existé ; on a rogné sur sa portion pour soutenir le copain malade, on a partagé dans le groupe de sept la pomme de terre crue, volée devant la cuisine, au prix d’une bastonnade. Sept jours de la semaine, sept hommes par groupe, le compte y est. Le cinquantième est protégé, il aura double ration, c’est un grand malade et un grand camarade. Pendant les appels, deux plus jeunes soutiendront sans trop se faire remarquer un plus vieux qui chancelle. Comment a-t-il pu aller jusqu’au bout, ce camarade de cinquante-six ans ? Il lui fallait une sacrée carcasse et un sacré moral !
— D’autres, qui n’étaient pas communistes, sont passés par là. Ils ont souffert les mêmes tortures, ils ont souffert plus que nous, je crois, parce qu’ils étaient isolés. À part quelques-uns qui avaient un moral d’acier, une foi invincible dans leur patrie ou dans leur Dieu, tel le père Jacques que tous les Français (et les autres aussi) qui l’ont connu ont profondément admiré, à Neue-Brem comme plus tard à Gusen.
— À xiv ce fameux régime de Neue-Brem, nous sommes restés sept hommes vivants sur cinquante-deux… Mauthausen, quoique très dur, c’était des roses à côté de Sarrebrück.
— Hornetz, Hornetz la brute, Hornetz le tueur, admire le père Jacques xv … Plusieurs déportés le sentent ! le père le sait…
— « Je voudrais m’occuper des malades. »
— Hornetz hausse les épaules.
— « Je voudrais m’occuper des malades. »
— Nouveau refus.
— « Je voudrais…»
— Trois jours plus tard, sur la place d’appel. Hornetz s’approche du père :
— « Vous êtes chargé de l’infirmerie. »
— Le Revier, depuis un an, était à l’abandon :
— Il se dépensa sans compter. Il nettoya les malades un à un. Il fit un travail surhumain malgré les coups dont il était gratifié journellement ; plusieurs fois il fut schlagué pour ses réclamations de médicaments et de pansements. Jamais, malgré toutes ces embûches, il n’abandonna la ligne de conduite qu’il s’était tracée.
— Exploitant l’ascendant qu’il avait pris sur Hornetz, il vint chaque jour à la cuisine réclamer, à titre de supplément pour les malades, les fonds de bouteillons qui revenaient du cantonnement des S.S. : soupe meilleure, pommes de terre, etc. Il ne craignit pas d’essuyer les rebuffades, voire les brutalités : j’en fus témoin xvi , travaillant comme je l’ai dit à la « plonge ». Mais, avec de l’obstination, il parvint à faire admettre comme un usage cette attribution de nourriture supplémentaire aux malades. La veille de Pâques, il s’enhardit jusqu’à demander à Hornetz l’autorisation de célébrer la messe, le lendemain, dans la chambre d’infirmerie. Hornetz ne pouvait pas prendre sur lui de donner cette permission. Il affirma qu’il allait en référer au commandant… L’a-t-il fait ? Je l’ignore. Nous avons espéré un peu jusqu’au soir. La réponse est alors venue, négative.
— Partir ! Ils vont partir ! Certains pleurent de joie.
— Ailleurs, qu’importe ! Ailleurs c’est le paradis ! Ailleurs c’est une chance de survie…
— Départ demain !
— Le lieutenant Schmoll traverse la cour. Le père Jacques accélère le pas :
— « Monsieur le commandant, je voudrais rester à Neue-Brem, les malades…»
— Le lieutenant l’interrompt :
— « Je n’ai pas le pouvoir de modifier une liste de départ établie par la Gestapo de Paris. »
— La xvii dernière nuit de notre cauchemar à Neue-Brem fut particulièrement pénible. Rassemblés dans une autre baraque, entièrement vide mais munie d’un poêle, nous disposions des affaires civiles qui venaient de nous être rendues pour le transport, allégées de tous les prélèvements faits par les S.S. et les kapos. Mais chacun extirpait d’un sac ou d’une musette ses trésors personnels : miettes restant d’un colis ancien, photos de famille et, miracle, un peu de tabac. On mit dans le poêle tout ce qu’on voulait abandonner et, quelqu’un ayant trouvé des allumettes, on fit une
Weitere Kostenlose Bücher