Des Jours sans Fin
langue française de ses commandements – et les autres nationalités dispersées dans nos rangs ont évidemment suivi le mouvement – est tout heureux de nous voir nous salir avec tant de bonne volonté. Satisfait, il ordonne « Debout ! » Malheureusement, il ajoute : « Pas de gymnastique. » Voilà qui va sécher nos vêtements. Hélas ! non. « Couché. » Nous ne comprenons d’abord pas, puis nous saisissons trop bien : l’exercice de tout à l’heure a tant amusé notre S.S. qu’il veut nous voir le répéter, entrecoupé de pas de gymnastique. Après un nouveau tour de bassin fait en courant, un « couché » nous allonge mollement par terre, puis un « debout » nous redresse avec la même lenteur, chacun jugeant bon de faire, à ce moment-là, le geste de se frotter les genoux, sans doute par souci de propreté : encore un tour, et la comédie se répète. En somme, c’est un cinquante mètres rapide suivi d’un repos sur le ventre pour nous permettre de reprendre notre souffle. Molotov et son nouvel adjoint ne savent que faire. Drokur les appelle pour accélérer la cadence. Nous ouvrons l’œil.
— Nous ne sommes pas à la moitié du parcours qu’un « couché » sec nous stoppe en plein élan. Matraques, bourrades, coups de pied, coups de poing nous allongent vile au sol, respiration coupée. Aussitôt « debout ». Nous essayons de nous relever en décomposant le mouvement. Dans la position à demi dressée où nos matraqueurs trouvent que nous restons trop longtemps, nous sommes pour eux une proie facile. L’un de nous, sous l’orage, trébuche et pique du nez par terre. Nous filons déjà coudes au corps. Dix mètres à peine et de nouveau « couché ». Je tombe simplement à quatre pattes pour repartir plus vite. Coups de bottes dans les fesses, coups de schlague sur les bras m’allongent brutalement par terre. Pour que nous collions mieux au sol, ils nous cinglent les épaules, nous appuient leurs pieds sur les reins. « Debout », trois mètres, « couché ». Je me plaque haletant au sol, sans souci de m’écorcher les mains sur le mâchefer, de me meurtrir un peu plus les côtes. « Debout », mes bras qui viennent d’amortir ma chute doivent me projeter en avant, en départ de course. Je ne me suis pas encore redressé complètement que déjà un « couché » me fait m’écrouler avec les autres sur le sol, jambes coupées, reins cassés…
— « Debout ! » « Couché ! » « Debout ! » « Couché ! » C’est presque sur place que nous nous relevons pour nous effondrer sur-le-champ, sans avoir la force de faire un bond en avant. « Debout ! » « Couché ! » « Debout ! » « Couché ! » Les commandements vont si vite que le cerveau abruti ne les suit plus. Certains sont debout quand il faut être couché, se couchent quand il faut se lever. Les matraqueurs s’en donnent à cœur joie. Drokur, content du travail, affiche un masque hilare devant cette pagaille d’animaux affolés qui ne comprennent pas davantage les coups que les ordres.
— Drokur, satisfait, veut bien nous accorder une autre distraction : tour de bassin à quatre pattes. Pour nous, rompus, essoufflés, la tête vide et bourdonnante, bien incapables d’un équilibre sur nos pattes arrière, la quadrupédie a du bon…
— Midi a enfin arrêté notre ronde. Dans la chambre, nous groupons nos silences. Nous n’avons rien à nous dire que nous ne connaissions déjà, l’ayant éprouvé ensemble, le redoutant ensemble. Chacun calcule intérieurement les heures de supplice qui nous restent encore à passer, avant l’arrêt du soir.
— Sifflet. C’est la soupe. Nous nous précipitons avec moins de vigueur que d’ordinaire ; nous aspirons autant au repos qu’à une vague nourriture. Les bidons ne sont pas encore là mais Baron, un de nos S.S., est au milieu de la cohorte complète des matraqueurs. Par un discours énergique, traduit au fur et à mesure par François, il nous rappelle les fautes dans lesquelles sans cesse nous retombons ; notre désordre et notre indiscipline. Malgré sa grande patience et une mansuétude qui n’a que trop duré, il est contraint de montrer plus d’exigence ; un peu de bonne volonté de notre part lui permettra de reprendre bientôt, il l’espère, la politique de douceur qui sera toujours sa préférée. Après un si beau « hors-d’œuvre », quel est le dessert qui nous est réservé ? Pour
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