Des Jours sans Fin
Blois, les nazis avaient donc trié en fonction des peines attribuées par les juges « français » : cours spéciales, tribunaux spéciaux, tribunaux d’État. Le calcul S.S. était un peu rapide, et le critère retenu pour le choix un peu simpliste. Pour avoir été jugé le 27 août 1941 par la cour spéciale de la Cour d’Appel de Paris, qui prononça ce jour-là, sur injonction de Pucheu, appuyé personnellement par Pétain, trois condamnations à mort, j’avais récolté dix ans de travaux forcés pour des faits qui m’auraient valu un an ou dix-huit mois de prison en correctionnelle, huit jours plus tôt. Cependant qu’en 1943, de jeunes et courageux camarades, ayant participé à des actions F.T.P. contre la milice, étaient condamnés « seulement » à trois ou cinq ans de prison par des juges rendus prudents par la tournure générale des événements. Si bien que ceux-là n’étaient pas avec nous, et que le dressage ne se faisait pas nécessairement sur les meilleurs sujets.
— Avec nous, dans ce transport, Collette, l’homme qui avait tiré sur Laval ce même 27 août 1941, à Versailles. Collette eut droit à un régime spécial, et nous ne le vîmes guère, sauf le premier jour où il fut sauvagement frappé. Ensuite il fut maintenu enfermé, fers aux mains et aux pieds dans une étroite et infecte cellule. Le même régime spécial était réservé dans la cellule voisine – pendant notre séjour – à un colonel soviétique. Quant à nous, voici notre programme quotidien pendant trois interminables semaines :
— À 5 heures, réveil, passage éclair au lavabo, le temps d’être mouillé jusqu’à la taille. Puis dehors pour l’appel. Moyenne : deux heures de garde-à-vous. L’appel fini, en route pour le cirque autour du bassin central qui était complètement gelé à cette période. Colonne par cinq. Marcher, marcher, marcher, dans la neige, dans la boue, sous la pluie. Si la cadence tombe, une séance de gymnastique : marche en canard, reptation, pas gymnastique, coucher-debout, coucher-debout, dans les hurlements hystériques des kapos et S.S. qui tapent dans le tas, écrasent sous leurs bottes les mains glacées, frappent à coups de pieds dans les rotules, dans les côtes, cognent à grands coups de gummis sur les crânes et les dos. Après une demi-heure de ce sport, on se remet en colonne, au pas cadencé et on marche, on marche. Pause d’une demi-heure à midi, pour la soupe, infecte et claire infusion de rutabagas et de choux. Puis on repart autour du bassin jusqu’à 7 heures du soir, heure du retour des travailleurs extérieurs et de l’appel du soir. Soit plus de onze heures de marche, entrecoupée de pas gymnastique et d’exercices exténuants. Appel du soir, le plus long. Ici comme ailleurs, les S.S. ne veulent pas savoir compter, tout est bon pour prolonger le supplice de la station debout. Si quelqu’un tombe d’épuisement, le kapo surnommé (par quelle dérision ?) Molotov, est sur lui avec sa trique, ses coups de pied de brute déchaînée. Si ce n’est pas lui, c’est le sinistre et lourd S.S. Drokur. Vers 10 heures enfin, on nous distribue le pain et la soupe du soir, avant de nous enfermer dans les baraques. C’est le seul moment de répit, où l’on peut se parler un peu, se remonter mutuellement le moral, mais chacun est épuisé et s’écroule sur son bat-flanc, enfin au sec et presque au chaud.
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— Bob vii Sheppard, matricule 35 174, était cet Anglais faisant partie de notre groupe. Un affamé ayant volé je ne sais plus quoi (à lui ou à quelqu’un d’autre) et devant être châtié, le chef S.S. voulut que Bob lui administrât la schlague ; mais celui-ci, gentleman, refusa nettement en lui faisant comprendre que sa qualité de combattant lui interdisait de frapper un de ses camarades… Fureur du S.S…, suspense…, menace de lui faire subir le châtiment, aggravé, s’il ne s’exécutait pas sur-le-champ. Rien à faire, Bob imperturbable tint le coup. De ce jour datent l’admiration et l’estime que nous lui portons, ceux qui comme moi, ne le connaissions pas auparavant. Le S.S. ahuri, devant cette « chose inconcevable », étranglé de fureur…, dépassé…, puis désarmé ou impressionné par cette attitude inimaginable, cette tranquille fermeté, tourna les talons à notre grand soulagement.
Tous nos camarades savent, aujourd’hui, que Bob, consciemment ou non, a peut-être joué sa vie à pile ou
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