Des Jours sans Fin
40° de fièvre. Belle infirmerie d’ailleurs, où il n’y a ni médecin, ni infirmier, ni médicaments. Le seul intérêt qu’elle présente réside dans la dispense du travail, des appels et des coups, et c’est énorme !
— Les deux soupes quotidiennes sont bonnes, mais la ration de pain, deux cents grammes, qui la complète pour former toute la nourriture de la journée, est trop faible pour permettre de tenir, d’autant plus que le travail est très dur : terrassement et béton au nouveau camp, arrachage des pommes de terre (c’est le meilleur), terrassement à Sarrebrück même sur des chantiers de construction d’abris contre les bombardements, déchargement de wagons de houille ou de pierres, terrassement dans les usines de la région ; nos forces diminuent de jour en jour et une faim atroce tiraille sans cesse l’estomac.
— Heureusement, nous ne devons pas rester ici long temps. Chaque soir, à l’appel, les départs du lendemain sont annoncés, plusieurs camarades du convoi du 16 août ont déjà été dirigés vers d’autres lieux, d’ailleurs inconnus. Nous sommes impatients de les imiter, estimant qu’il est impossible d’être plus mal.
— Le 24 août, une semaine exactement après notre arrivée, mon groupe de travail était encore au camp, par suite de divers ordres et contrordres, lorsqu’un détachement d’arrivants débarqua de la cellulaire. D’emblée, nous comprîmes qu’il s’agissait de nouveaux venus de Fresnes et de Romainville ! Le coup de « l’erreur » expliquant notre présence ici devenait de plus en plus improbable…
— Au milieu du groupe rassemblé comme nous l’étions sept jours auparavant, je reconnus Jacques Toulet. Peu après, je partis terrasser à Sarrebrück. Le soir en rentrant, nous eûmes le récit de la réception qu’avait offerte, à nos amis, le jeune bandit S.S. En gros, la même que pour nous le 17 août, organisée par Drokur, un peu moins longue toutefois. Le traitement infligé aux deux ou trois Juifs ne fut pas le même. Alors que les nôtres avaient été contraints à s’injurier eux-mêmes à haute voix, ceux-là furent couchés à terre et le S.S. voulut forcer les « aryens » à les piétiner. Devant leur refus, la matraque travailla ferme. Puis, le plus petit des Israélites, fut saisi par le col et trempé, tout habillé, dans une tinette pleine. Après l’avoir laissé séjourner quelques minutes dans la matière infecte, le S.S. le fit plonger tel quel dans le bassin d’eau de la cour.
— Je ne sais si ce fut ce jour-là ou un autre que se produisit un incident que je veux raconter car il est assez caractéristique de la manière nazie. Il y avait au camp un jeune Italien, un peu simple d’esprit, ancien travailleur libre. Ce garçon, étant atteint de boulimie, essaya un soir de passer plusieurs fois à la soupe. Je crois qu’il avait déjà réussi lorsque, tentant sa chance à nouveau, il fut pris. Bien entendu, il commença par encaisser une sérieuse série de coups de nerfs de bœuf puis le S.S. lui demanda s’il avait faim ; sur sa réponse affirmative, il fut forcé d’avaler deux litres de soupe, après quoi, traîné devant la table des gardiens et mis à genoux, il dut manger cinq kilos de pommes de terre bouillies, puis boire deux litres d’eau et fumer, l’une sur l’autre, dix cigarettes dans lesquelles avait été mise de la poudre. Quand ce fut fini, il fut jeté tout habillé dans le bassin pour y patauger tant bien que mal et s’en sortir seul. Inutile de dire que toute la nuit le malheureux fut malade et que c’est miracle qu’il ait survécu.
*
* *
— Nous xiii sommes restés trois semaines. Chacun avait perdu six à sept kilos. Il y avait là encore quatre survivants d’un convoi « oublié » depuis trois mois : des ouvriers de la chaussure de Romans (Drôme) s’étant mis en grève avaient été transférés du jour au lendemain dans cet enfer. Tous étaient morts, au rythme de trois ou quatre par jour, après le premier mois. Restaient ces quatre squelettes ambulants, ces quatre « musulmans » dont nous devions revoir, par la suite, d’autres exemplaires, mais qui étaient, à nos yeux, les premiers êtres humains réduits à ce degré de maigreur, abrutis de fatigue, de torture, de désespoir et de faim. Les quelques lueurs d’intelligence brillant dans leurs yeux ne s’allumaient que lorsqu’il était question de nourriture : de pauvres bêtes
Weitere Kostenlose Bücher