Des Jours sans Fin
camoufler les chars achevés en attendant leur départ pour le front. Mais la lumière du jour ne facilita pas ma guérison et, pendant un mois, il me fut impossible d’ouvrir les yeux. Je portais toujours des bandeaux de papier, et le travail que je fournis à la pelle ou à la pioche ne fut guère efficace car, si je remuais sans arrêt mes outils, je ne faisais rien d’utile. Mais l’important était de faire croire que l’on travaillait. Notre rendement n’était pas contrôlable. Par ce froid sibérien, les S.S. étaient souvent à se chauffer dans les baraques à outils. Courant janvier 1945, mes yeux allaient mieux et je réussis, par le même secrétaire polonais, à rentrer à l’usine avec une mention spécifiant que je ne pouvais faire de soudure électrique. Je fus affecté à une rectifieuse. Le travail n’était pas trop pénible et les bonnes nouvelles du front aidant, je reprenais espoir d’en voir peut-être la fin. Malheureusement, tout ceci était trop beau pour durer.
— Fin janvier, février et début mars 1945 furent des mois où les alertes se multipliaient sans cesse. Il arrivait que nous passions plus de temps dans les tranchées et souterrains qu’à notre travail, qui était pourtant de nuit. Et le jour, nous avions un besoin violent de dormir malgré la faim qui commençait à se faire sentir de plus en plus, avec la réduction des rations. C’étaient sans arrêt, toutes les heures ou les deux heures, des passages de certaines forteresses américaines qui venaient d’Italie et allaient bombarder la Hongrie et la Tchécoslovaquie ainsi que la Yougoslavie. Lors d’un raid sur les usines Skoda, nous en comptâmes mille deux cents qui passèrent, pendant une heure. Notre joie était grande mais, hélas ! notre fatigue aussi et beaucoup de camarades disparurent, victimes de cette vie qui ne nous laissait plus aucun répit, ni de jour ni de nuit. Et la chose à laquelle nous aspirions le plus arriva. Mais au lieu d’améliorer notre condition, elle devait encore l’aggraver.
— Le 21 mars 1945 fut notre dernier jour de production pour la machine de guerre allemande, et pour cause. Une alerte qui dura cinq heures, nous fit descendre à 11 heures du matin dans nos misérables souterrains servant d’abri. Pendant cinq heures interminables, l’usine fut pilonnée sans arrêt. Dans nos abris privés de lumière, au milieu d’un nuage de poussière qui nous suffoquait, nous pensions, à chaque seconde, mourir (le souterrain n’étant pas étayé, c’était à chaque vague d’avions et de bombes des couches de terre qui se détachaient du haut et nous obligeaient à nous sortir, sans cesse, d’un enlisement à sec). L’asphyxie bientôt compléta les craintes de mort par éboulement, et c’est par dizaines que, après cinq heures de cauchemar dans ces souterrains sans air, nous sortîmes nos camarades. Pour les vivants, ce que nous venions de subir nous fut largement compensé par le spectacle qui s’offrit à nos yeux en débouchant à l’air libre. Plus rien de l’usine, qui s’enorgueillissait de fabriquer quatre cent cinquante chars Tigres par mois, n’était debout. Aucun hall de fabrication, de montage, n’avait été épargné. Un champ de désolation, de ruines et de fumées d’incendies. Mais, alors que nous pensions à une amélioration de notre sort, en traversant cette usine en ruine, avec une fierté quelquefois mal dissimulée, une autre surprise nous attendait à notre camp. La moitié de nos baraques avaient été soufflées par les bombes. Le Revier était détruit complètement et un seul malade avait échappé à la mort, sur la trentaine qu’il contenait. Une autre trentaine de morts avait été retrouvée dans un abri. Ils avaient été enterrés vivants.
— Un autre nouveau calvaire allait commencer : celui de l’eau, du ravitaillement et du déblaiement. Ce bombardement, le plus puissant auquel j’aie assisté pendant toute la guerre, fut terrible pour les trois dernières semaines que nous devions rester dans ce camp de Saint-Valentin. Toutes les conduites d’eau furent coupées et, pendant trois semaines, nous fûmes privés entièrement d’eau. Ce manque d’eau, pour nettoyer notre vermine, fut pour beaucoup d’entre nous aussi pénible que le manque de nourriture, car le travail que nous allions fournir pendant ces trois dernières semaines fut terrible. Jour et nuit, sans tenir compte des équipes de travail, des heures de
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