Des Jours sans Fin
repos, de repas, nous commençâmes le déblaiement des ruines et le dégagement des machines-outils ensevelies. La sueur et la saleté formaient sur notre corps une couche de crasse qui nous donnait l’impression que nous ne pourrions plus jamais nous en débarrasser. Au bout de quelques jours, je décidai, avec bien d’autres camarades, que le quart d’eau chaude que nous touchions comme café le matin, serait beaucoup plus utile pour notre toilette que comme reconstituant intérieur. Jusqu’au départ pour Mauthausen, vers le 15 avril, la plupart d’entre nous purent encore conserver un aspect humain grâce à ces quelques centilitres d’infusion d’herbes que nos gardes-chiourme osaient appeler café. Notre existence pendant ces trois semaines fut affreuse. Le typhus, la dysenterie décimèrent notre groupe. Les rations qui avaient été réduites de moitié du fait du manque de ravitaillement redevinrent un peu plus normales, au fur et à mesure du transport des morts et des moribonds vers Mauthausen et, pendant trois semaines, les hommes valides furent employés au déblaiement des ruines de l’usine et de la gare de Saint-Valentin qui avaient été complètement anéanties.
— On demanda vingt volontaires parmi nous pour le kommando « bombes ». Cela consistait à déterrer les bombes non éclatées, et il y en avait beaucoup, et à les charger sur des camions qui les emmenaient dans des parcs où elles étaient seulement désamorcées. Pour ce travail, une prime alléchante était promise : double ration de soupe. Au point où nous en étions arrivés, une seule chose comptait : la vie. Ne pas rester dans cette condition de bêtes à l’agonie à laquelle nous étions parvenus. Avec mon camarade Arnaud de Cunlhat (dans le Puy-de-Dôme), nous décidâmes de risquer cette dernière chance. Pendant dix jours, nous eûmes droit à deux gamelles de soupe au lieu d’une. Pour le commun des mortels, vivant normalement aujourd’hui, cette augmentation de nourriture peut paraître dérisoire. Pour nous, elle était indispensable pour survivre. Le travail du « kommando bombe » n’était pas trop pénible. Les S.S. qui restaient à une centaine de mètres nous laissaient tout le temps nécessaire pour sortir à quatre ou cinq hommes notre bombe, non éclatée, par demi-journée. Cette soupe supplémentaire était le salaire du danger mais non de l’effort. Ce fut mon dernier travail en camp de concentration car, le 17 avril 1945 au matin, tout le camp fut réuni. Le commandant S.S. nous fit transmettre par les interprètes de toutes nationalités que nous allions être évacués. Il proposait – c’était bien la première proposition que l’on nous faisait depuis notre arrivée dans les camps nazis – d’être rapatriés en camion à Mauthausen ou d’être évacués à pied vers Ebensee, distant de 125 kilomètres. Ce fut, pour chacun de nous, un problème complexe qui était lourd de conséquences : ou bien s’installer avec les invalides sur la plate-forme d’un camion et courir le risque de débarquer directement dans la chambre à gaz de Mauthausen ; ou bien marcher pendant 125 kilomètres et finir avec une balle dans la tête en fin de colonne. J’étais trop faible pour espérer tenir sur cette longue route. Je choisis le camion. Les camarades ayant opté pour Ebensee partirent dans le début de l’après-midi, après avoir louché double ration de soupe. Quant à nous, nous n’eûmes droit à rien du fait que nous faisions le voyage en camion, ce qui était logique. Enfin, vers 7 heures, trois camions firent leur apparition et c’est à soixante-dix par camion, avec des difficultés inouïes, que nous reprîmes la route de Mauthausen. Les ponts sur le Danube avaient été détruits car c’est en bac que nous passâmes le fleuve. Et ce fut la rentrée au camp avec le même processus que les autres fois. Nus complètement, sur la place d’appel ; descente dans cette salle de douches qui nous avait vus arriver de Buchenwald quinze mois avant. Un vrai miracle que nous soyons encore vivants mais dans quel état ! Et combien de milliers de camarades manquants.
— Nous descendîmes tous au pas de gymnastique et l’on nous poussa dans le fond de la salle en attendant que le kommando qui nous précédait en eût terminé avec des formalités qui me frappèrent immédiatement. Il n’était pas question de douches. Un bureau était dressé le long des tuyaux d’arrivée
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