Des Jours sans Fin
forcer la colonne à passer dans l’énorme flaque d’eau, que mes camarades rescapés de cet enfer n’auront certes pas oubliée.
— Les goumis des kapos et les crosses de fusils des S.S. entrent en danse. La cohorte misérable culbute et s’effondre sous ce cloaque glacé. Nos bourreaux sont hilares. Ils ont leur compte d’horreur. « Zer Funft ». La colonne se reforme et, ruisselante, souillée de boue gluante, traînant ses moribonds, débouche tout à coup, comme dans une hallucination collective devant un immense sapin de Noël qui se dresse tout illuminé sur la blancheur de l’Appelplatz. Le Grand Reich met un point d’orgue à la symphonie macabre. Nos yeux se refusent à admettre la monstrueuse mystification : le symbole de la joie de la Nativité dans le camp de la mort lente, l’arbre de Paix érigé sur un charnier !
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Je cvii te griffonne ces quelques mots sachant bien que tu ne recevras jamais cette lettre, mais qu’importe, cela soulagera mon cœur lourd de regrets et d’espoir, car ce soir, c’est Noël.
Tu sais, père Noël, je suis à Zipf, oui, où il y a une grande brasserie qui fabriquait la « Zipfer-Bier » .
Le camp se compose de cinq baraques, de la place d’appel et ce soir d’un grand sapin, mais ce n’est pas pour nous un arbre de Noël, c’est un sapin.
Sans doute tu ne nous as pas vus, il y a tant de neige aujourd’hui et le « Stolle » nous cache du soleil toute la journée, alors tu n’es pas venu et rien n’a changé pour nous aujourd’hui, le travail était pénible, le froid brûlant, l’estomac contracté et le cœur opprimé.
J’ai dix-sept ans depuis huit jours et, jusqu’à ce matin, j’aurais pu encore croire en toi, mais les kommandos de nuit m’ont rapporté ce matin ceux qui ne t’attendent plus :
D’abord Werner, un S.V. allemand, ex-kapo, tué par un éboulement dans le tunnel.
Puis Nicolaï, dix-huit ans, marin d’Odessa, tué à l’aube d’une balle en plein front. Motif : tentative de fuite (à reculons).
Ce midi, Gaston, vingt-huit ans, de Tours, employé d’assurance, mort en entrant, il avait la dysenterie depuis onze jours et il n’y avait plus de charbon ni de « Tanalbrin » depuis quatre jours.
Sueur Javo, cinquante ans, de Dobruye (Yougoslavie) ; Soloney Dmitri, quarante-neuf ans, de Bessoh ; Nekowar Johann, soixante-six ans, de Pétrikan ; Gaudin Maurice, trente-trois ans, de Paris ; Landore Paul, vingt-sept ans, de Jagset (Loiret).
Est-ce assez payé pour ce Noël ?
Père Noël, penses-tu à tous ces grands-pères qui, dans leurs châlits, ce soir, vont offrir des trésors à leurs petits-enfants qu’ils ne connaissent peut-être pas, penses-tu à ces papas absents du foyer si tiède ce soir-là ?
Ici nous n’avons plus rien, mais ils ne peuvent pas nous arracher ni nos souvenirs, ni nos espoirs, crois-tu ?
Ce soir, dans une chambre du block II nous entendons « gueuler » quelques kapos ivres. Chaque nationalité s’est réunie afin de parler de toi, chacun raconte son Noël et pardonne-nous si nous avons si souvent parlé ce soir de la dinde aux marrons et du foie gras, mais nous avons faim.
Tiens, voici que l’on m’appelle, il est l’heure de « Minuit chrétiens » et mon camarade Noël, oui, il se prénommait Noël, comme toi, vient de mourir, c’est aujourd’hui son anniversaire, sa fête et…
Plus tard, je vais chercher un peu de coton pour me faire une barbe blanche, et je rentre dans la chambre des malades avec un bouteillon de soupe S.S… quel délire… quel court bonheur…
Dehors l’horizon est blanc et sans limite, les barbelés givrés qui scintillent sous les lampadaires ballottés par le vent me font penser aux filaments d’argent que j’ai si souvent mis dans ton arbre, mais ceux-là sont mortels.
À Zipf aujourd’hui, demain je ne sais où, alors ces quelques mots de Verlaine me reviennent :
Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
De-ci, de-là,
Pareil
À la feuille morte…
Père Noël, cette année, nous voulons offrir au peuple de France tous les bénéfices de nos sacrifices et qu’il ne l’oublie pas.
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— En cviii janvier 1945, la neige avait recouvert tout notre camp, le froid venait s’ajouter à toutes nos misères. Notre moral suivait les lignes des fronts mais si nous étions certains de l’issue finale, nous étions moins persuadés de pouvoir tenir jusqu’au bout. Notre liquidation nous paraissait
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