Des Jours sans Fin
peine 39 kilos pour 1,72 mètre, mais j’ai rapidement repris du poids et des forces puisque, quatre mois après, j’étais reconnu apte à reprendre du service… et je suis retourné en occupation en Allemagne où je suis resté jusqu’en octobre 1951.
— Mais, pour terminer, j’en reviens à mon billet de 1 000 francs. Une quinzaine après notre retour, mes camarades et moi (de la région de Chateaubriant, nous étions cinq seulement de retour sur plusieurs dizaines de déportés), nous sommes convoqués à Nantes pour y passer une grande visite médicale. Tout fut terminé à l’hôpital : radios, prises de sang, examens divers… dans la matinée. Pour rentrer chez nous, nous n’avions pas de train avant 17 heures. Aussi nous décidons de réaliser le projet entrevu si souvent : faire un bon repas et manger les mets dont nous avions tant rêvé quelques semaines auparavant.
— Mais c’était la période de restrictions : cartes de pain, plat unique, jours sans, etc. et les menus affichés aux portes des restaurants ne nous convenaient nullement. Aussi j’accoste, place du Commerce, un agent réglant la circulation et je lui demande froidement qu’il nous indique – cela devait bien exister et il devait bien en connaître – une boîte où nous pourrions déjeuner au marché noir. Suffoqué et scandalisé, le brave homme nous examine, hésite et nous répond :
— « À votre mine et à votre allure, je vois d’où vous venez. Eh bien ! pour vous, je vais faire quelque chose contre ma conscience. »
— Et il nous indique un restaurant clandestin où nous nous rendons. En effet, tout ce qu’il y avait de plus clandestin. Pas d’enseigne, genre hôtel du XVIII e comme il y en a des quantités à Nantes, plutôt délabré, volets fermés, maison semblant inoccupée. En insistant, on réussit à se faire ouvrir et nous exposons nos désirs. Réticences de la tenancière, très méfiante. Enfin elle nous fait descendre dans une espèce de caveau et nous sert le déjeuner de nos rêves où rien ne manquait. Au moment de régler, elle nous déclare qu’elle nous offre le déjeuner ; qu’elle avait des ennuis avec la police et le ravitaillement ; qu’elle ferait appel à notre témoignage pour dire comment elle traitait les déportés, etc. En guise de remerciements, elle s’est fait copieusement eng… Nous lui avons dit notre façon de penser et de juger ses méthodes et manières. Et nous sommes partis, mais j’avais toujours en poche ce maudit billet.
— Rentré à la maison, je l’ai donné à ma femme et à mes enfants qui, eux, ont réussi sans peine à l’entamer.
X
DE GROSS-RAMING À SAINT-VALENTIN
— Au civ début de mars 1944, vers le 10, un groupe de quarante déportés fut transféré du block 13 ou block 8. Nous étions en instance de départ pour un kommando. Les plus optimistes – il y en a toujours – affirmaient « de source extrêmement sûre », que nous allions former un kommando agricole, travaillant pour une ferme importante. Rassemblement. Douches. Nous touchons des rayés propres et l’on échange nos claquettes contre des sabots. Dix S.S. et un sous-officier nous encadrent sur le chemin qui descend vers la gare de Mauthausen. Nous sommes onze Français (nous avons eu le temps de nous retrouver et de nous compter pendant les deux heures de piétinement sur le quai). L’inimaginable se produit : nous nous installons dans un wagon de voyageurs qui, après une manœuvre compliquée, est accroché à un convoi dont la destination est la frontière yougoslave. Le train monte sans arrêt et le froid se fait de plus en plus vif. Les vitres se recouvrent de glace. À 11 heures du soir, nous débarquons sur un simple quai, sans gare, 50 centimètres de neige et, sous nos yeux, un paysage d’apocalypse illuminé par des dizaines de projecteurs. Nous étions à 1 200 mètres d’altitude ; une rivière assez importante (l’Enns) coulait entre deux hautes collines. Et dans ce décor inconnu, un bruit d’enfer, assourdissant, se répercutant en écho de falaise en falaise : machines, perceuses, bétonneuses et je ne sais quels engins. Nous étions au kommando de Gross-Raming. Un petit camp de cinq baraques, bien entendu protégé par des barrières électrifiées, où s’entassaient entre douze à quinze cents déportés russes, polonais, yougoslaves et tchèques chargés, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, en deux équipes, d’élever
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